Nuit debout, histoire d’un mouvement politique
LE MONDE |
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Il est 21 heures, place de la République, mardi 5 avril – pardon, « mardi 36 mars », comme on dit ici. Le soir a commencé àenvelopper la petite foule de Nuit debout. L’assemblée générale, commencée trois heures plus tôt, se poursuit. François Ruffin, le réalisateur de Merci patron !, le documentaire à l’origine du mouvement, doit intervenir dans le cadre d’un débat mais patiente depuis un moment.
Le rédacteur en chef du journal Fakir prend enfin le micro. Comme dans son documentaire, il arbore un tee-shirt « I love Bernard » (Arnault) avec une photo grand format du PDG de LVMH. Il ne parlera que quelques minutes. Le temps d’expliquer que le but de son film est « de construire un langage qui permet de sortir de l’entre-soi et de rencontrer d’autres classes sociales ». « Tout l’enjeu, maintenant, ici aussi, c’est de sortir de l’entre-soi », martèle-t-il. Il ne sera guère entendu. Les participants à l’assemblée générale veulent poursuivre leurs discussions. La plupart ignorent que c’est en grande partie grâce à celui qui leur fait face qu’ils occupent la place de la République.
Raconter le mouvement Nuit debout, c’est aussi relater le succès de Merci patron ! « Ce film, c’est une oasis de joie dans le désert de morosité de la gauche », résume son réalisateur, qui se définit comme un« compagnon de route du Front de gauche ». Rapidement, le documentaire dépasse le traditionnel public militant. Le philosophe et économiste critique Frédéric Lordon encourage l’équipe de Fakir à se saisir de cet élan de sympathie.
Le rédacteur en chef du journal Fakir prend enfin le micro. Comme dans son documentaire, il arbore un tee-shirt « I love Bernard » (Arnault) avec une photo grand format du PDG de LVMH. Il ne parlera que quelques minutes. Le temps d’expliquer que le but de son film est « de construire un langage qui permet de sortir de l’entre-soi et de rencontrer d’autres classes sociales ». « Tout l’enjeu, maintenant, ici aussi, c’est de sortir de l’entre-soi », martèle-t-il. Il ne sera guère entendu. Les participants à l’assemblée générale veulent poursuivre leurs discussions. La plupart ignorent que c’est en grande partie grâce à celui qui leur fait face qu’ils occupent la place de la République.
Raconter le mouvement Nuit debout, c’est aussi relater le succès de Merci patron ! « Ce film, c’est une oasis de joie dans le désert de morosité de la gauche », résume son réalisateur, qui se définit comme un« compagnon de route du Front de gauche ». Rapidement, le documentaire dépasse le traditionnel public militant. Le philosophe et économiste critique Frédéric Lordon encourage l’équipe de Fakir à se saisir de cet élan de sympathie.
«Il y a un besoin très fort de s’exprimer»
François Ruffin et ses amis organisent, le 23 février, une soirée à la Bourse du travail de Paris. Le mot d’ordre: «Leur faire peur » – comprendre à « l’oligarchie ». La salle est pleine. En préambule, un petit discours du patron de Fakir. « Tant qu’on y va de manière séparée, on a de bonnes chances d’être foutus. L’une des leçons du film, c’est de se dire que si on n’a pas la jonction de la petite bourgeoisie que j’incarne et des classes populaires incarnées par les Klur dans le film, on n’arrive pas à perturber Bernard Arnault », explique François Ruffin. Le public décide de travailler à la « convergence des luttes » qui deviendra le nom du comité d’organisation de Nuit debout. Le contexte est jugé favorable avec la mobilisation contre la loi El Khomri. Le choix est fait de ne pas rentrer chez soi à l’issue de la manifestation du 31 mars et d’occuper une place. Pour des raisons pratiques, ce sera celle de la République.
Après les débats, une quinzaine de personnes se retrouvent au bar d’à côté. Chacun arrive avec son savoir, son expérience ou simplement son envie de faire. Des jeunes et des moins jeunes, qui ont souvent un engagement et acceptent ou non d’apparaître publiquement. Il y a là Johanna, salariée chez Fakir, Loïc, un intermittent membre de la compagnie Jolie Môme, Leïla Chaïbi, militante à Jeudi noir et membre du Parti de gauche (PG), Karine Monségu, syndicaliste chez Air France, également au PG, Camille, du collectif citoyen Les Engraineurs, ou encore Arthur, étudiant à Sciences Po. Ils s’attellent à organiser la première soirée, celle du 31 mars, mais refusent d’établir une plate-forme revendicative. Quelques lignes sont tout de même rédigées pour dénoncer des «“réformes” de plus en plus rétrogrades», un «déni démocratique» et appeler à construire un «projet politique ambitieux, progressiste et émancipateur». Une cagnotte est lancée sur Internet: 3 000 euros sont récoltés.
Présent le 23 février à la Bourse du travail, mais à une réunion contre l’état d’urgence, Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au logement (DAL), s’invite à la rencontre de Fakir. L’association offre sonaide en matière juridique, notamment pour les déclarations en préfecture. Attac et l’union syndicale Solidaires seront aussi de la partie. A l’approche du jour J, le pessimisme gagne. La météo annonce de la pluie. «Je pensais que ça allait foirer, se souvient M. Ruffin. Etre de gauche, c’est être habitué à la défaite.» Les manifestants le font mentir et affluent place de la République. La Nuit debout est lancée. Depuis jeudi 31 mars, elle continue à occuper les lieux. «Il y a un besoin très fort de s’exprimer, note Karine Monségu, d’Air France. Si notre objectif n’avait pas répondu à un besoin, on aurait échoué.» Chacun le reconnaît: c’est devenu une usine à gaz. «On est dépassé», se réjouit Arthur, l’étudiant de Sciences Po.
François Ruffin et ses amis organisent, le 23 février, une soirée à la Bourse du travail de Paris. Le mot d’ordre: «Leur faire peur » – comprendre à « l’oligarchie ». La salle est pleine. En préambule, un petit discours du patron de Fakir. « Tant qu’on y va de manière séparée, on a de bonnes chances d’être foutus. L’une des leçons du film, c’est de se dire que si on n’a pas la jonction de la petite bourgeoisie que j’incarne et des classes populaires incarnées par les Klur dans le film, on n’arrive pas à perturber Bernard Arnault », explique François Ruffin. Le public décide de travailler à la « convergence des luttes » qui deviendra le nom du comité d’organisation de Nuit debout. Le contexte est jugé favorable avec la mobilisation contre la loi El Khomri. Le choix est fait de ne pas rentrer chez soi à l’issue de la manifestation du 31 mars et d’occuper une place. Pour des raisons pratiques, ce sera celle de la République.
Après les débats, une quinzaine de personnes se retrouvent au bar d’à côté. Chacun arrive avec son savoir, son expérience ou simplement son envie de faire. Des jeunes et des moins jeunes, qui ont souvent un engagement et acceptent ou non d’apparaître publiquement. Il y a là Johanna, salariée chez Fakir, Loïc, un intermittent membre de la compagnie Jolie Môme, Leïla Chaïbi, militante à Jeudi noir et membre du Parti de gauche (PG), Karine Monségu, syndicaliste chez Air France, également au PG, Camille, du collectif citoyen Les Engraineurs, ou encore Arthur, étudiant à Sciences Po. Ils s’attellent à organiser la première soirée, celle du 31 mars, mais refusent d’établir une plate-forme revendicative. Quelques lignes sont tout de même rédigées pour dénoncer des «“réformes” de plus en plus rétrogrades», un «déni démocratique» et appeler à construire un «projet politique ambitieux, progressiste et émancipateur». Une cagnotte est lancée sur Internet: 3 000 euros sont récoltés.
Présent le 23 février à la Bourse du travail, mais à une réunion contre l’état d’urgence, Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au logement (DAL), s’invite à la rencontre de Fakir. L’association offre sonaide en matière juridique, notamment pour les déclarations en préfecture. Attac et l’union syndicale Solidaires seront aussi de la partie. A l’approche du jour J, le pessimisme gagne. La météo annonce de la pluie. «Je pensais que ça allait foirer, se souvient M. Ruffin. Etre de gauche, c’est être habitué à la défaite.» Les manifestants le font mentir et affluent place de la République. La Nuit debout est lancée. Depuis jeudi 31 mars, elle continue à occuper les lieux. «Il y a un besoin très fort de s’exprimer, note Karine Monségu, d’Air France. Si notre objectif n’avait pas répondu à un besoin, on aurait échoué.» Chacun le reconnaît: c’est devenu une usine à gaz. «On est dépassé», se réjouit Arthur, l’étudiant de Sciences Po.
«Les socialistes sont morts»
Après le 23 février, François Ruffin se tient plus ou moins en retrait. Tout comme Frédéric Lordon, qui a tout de même pris la parole à la tribune, le 31 mars, avant de repasser une tête dimanche. Sollicité par Le Monde, ce dernier ne souhaite pas s’exprimer. «Je n’ai nulle envie d’apparaître pour ce que je ne suis pas: le leader d’un mouvement qui n’a pas de leader», précise-t-il par mail. A République, chacun parle pour soi. Le parallèle avec les « indignés » espagnols et Podemos a rapidement été établi, d’autant que les participants à Nuit debout ont adopté les mêmes codes. «Un mouvement horizontal devenu un parti hyperhiérarchisé, ce n’est pas l’idée ici», critique cependant Camille, du collectif Les Engraineurs.
Le mouvement se méfie des politiques mais intrigue ces derniers, qui déboulent place de la République sans s’y attarder. Sur place, le PS n’a pas bonne presse. « Les socialistes sont morts, on va les enterrerbientôt, assure Karine Monségu. Hollande, Valls, Macron ont dégoûté tout le monde durablement. » Et 2017 ? « C’est justement parce qu’on n’attend plus rien de cette présidentielle qu’on fait les choses nous-mêmes », lance Loïc, de la compagnie Jolie Môme.
Quel avenir ? Rester à République ? En partir ? Trouver un débouché politique ? « Trop tôt pour le dire », répond en chœur le petit groupe. Chacun a conscience de vivre un moment charnière. La province commence à s’organiser et la date de la prochaine manifestation contre la loi El Khomri, samedi 9 avril, fixe un horizon. Les initiateurs, eux, sont en train de passer la main mais demeurent vigilants. Tout ça reste fragile. Des tentatives de noyautage par l’extrême droite ont déjà eu lieu. « Ça peut être un feu de paille, reconnaît Johanna, de Fakir. Mais même si c’était le cas, ça prouve qu’il y a une sacrée énergie disponible. » Leïla Chaïbi s’interroge aussi : « Comment ne pas épuiser le mouvement et le faire grandir ? » Une certitude habite cependant la jeune femme : « On relève enfin la tête ! »
Après le 23 février, François Ruffin se tient plus ou moins en retrait. Tout comme Frédéric Lordon, qui a tout de même pris la parole à la tribune, le 31 mars, avant de repasser une tête dimanche. Sollicité par Le Monde, ce dernier ne souhaite pas s’exprimer. «Je n’ai nulle envie d’apparaître pour ce que je ne suis pas: le leader d’un mouvement qui n’a pas de leader», précise-t-il par mail. A République, chacun parle pour soi. Le parallèle avec les « indignés » espagnols et Podemos a rapidement été établi, d’autant que les participants à Nuit debout ont adopté les mêmes codes. «Un mouvement horizontal devenu un parti hyperhiérarchisé, ce n’est pas l’idée ici», critique cependant Camille, du collectif Les Engraineurs.
Le mouvement se méfie des politiques mais intrigue ces derniers, qui déboulent place de la République sans s’y attarder. Sur place, le PS n’a pas bonne presse. « Les socialistes sont morts, on va les enterrerbientôt, assure Karine Monségu. Hollande, Valls, Macron ont dégoûté tout le monde durablement. » Et 2017 ? « C’est justement parce qu’on n’attend plus rien de cette présidentielle qu’on fait les choses nous-mêmes », lance Loïc, de la compagnie Jolie Môme.
Quel avenir ? Rester à République ? En partir ? Trouver un débouché politique ? « Trop tôt pour le dire », répond en chœur le petit groupe. Chacun a conscience de vivre un moment charnière. La province commence à s’organiser et la date de la prochaine manifestation contre la loi El Khomri, samedi 9 avril, fixe un horizon. Les initiateurs, eux, sont en train de passer la main mais demeurent vigilants. Tout ça reste fragile. Des tentatives de noyautage par l’extrême droite ont déjà eu lieu. « Ça peut être un feu de paille, reconnaît Johanna, de Fakir. Mais même si c’était le cas, ça prouve qu’il y a une sacrée énergie disponible. » Leïla Chaïbi s’interroge aussi : « Comment ne pas épuiser le mouvement et le faire grandir ? » Une certitude habite cependant la jeune femme : « On relève enfin la tête ! »
Le mouvement Nuit debout gagne d’autres grandes villes
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Nuit debout a franchi une nouvelle étape, en s’étendant mardi 5 avril, à plusieurs villes de province. A Toulouse, cela faisait plus d’une semaine que l’occupation de la place du Capitole couvait. Mardi soir, rejointes par certains étudiants issus de la manifestation de l’après-midi contre la « loi travail », environ 500 personnes se sont retrouvées. Les participants ont formé, sur des cartons de fortune, des rondes de discussion. En fin de soirée, les organisateurs ont récolté les contributions de ce qui était, selon l’un d’entre eux, « une soirée prometteuse, sans que rien ne soit encore décidé sur les suites à lui donner ».
A Rennes, ce sont 200 à 300 personnes qui se sont réunies, mardi 5 avril au soir, sur la très vaste esplanade Charles-de-Gaulle. A l’origine de cette première Nuit debout dans la capitale bretonne : un collectif informel, sans représentant officiel, présent sur les réseaux sociaux sous le nom Nuit debout Rennes. « Convergence des luttes – Autogestion », pouvait-on lire sur une grande banderole accrochée aux abords de l’esplanade. Dans la foule, les jeunes entre 18 ans et 25 ans étaient majoritaires. Quelques élus locaux, écologistes notamment, avaient fait le déplacement. Les prises de parole se sont succédé, les uns témoignant de leurs conditions de vie et de travail, les autres dénonçant les « violences policières » ou appelant à l’avènement d’un « nouveau monde ».
A Lyon, le rassemblement nocturne devait se tenir mardi en plein air, dans...
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Nuit debout a franchi une nouvelle étape, en s’étendant mardi 5 avril, à plusieurs villes de province. A Toulouse, cela faisait plus d’une semaine que l’occupation de la place du Capitole couvait. Mardi soir, rejointes par certains étudiants issus de la manifestation de l’après-midi contre la « loi travail », environ 500 personnes se sont retrouvées. Les participants ont formé, sur des cartons de fortune, des rondes de discussion. En fin de soirée, les organisateurs ont récolté les contributions de ce qui était, selon l’un d’entre eux, « une soirée prometteuse, sans que rien ne soit encore décidé sur les suites à lui donner ».
A Rennes, ce sont 200 à 300 personnes qui se sont réunies, mardi 5 avril au soir, sur la très vaste esplanade Charles-de-Gaulle. A l’origine de cette première Nuit debout dans la capitale bretonne : un collectif informel, sans représentant officiel, présent sur les réseaux sociaux sous le nom Nuit debout Rennes. « Convergence des luttes – Autogestion », pouvait-on lire sur une grande banderole accrochée aux abords de l’esplanade. Dans la foule, les jeunes entre 18 ans et 25 ans étaient majoritaires. Quelques élus locaux, écologistes notamment, avaient fait le déplacement. Les prises de parole se sont succédé, les uns témoignant de leurs conditions de vie et de travail, les autres dénonçant les « violences policières » ou appelant à l’avènement d’un « nouveau monde ».
A Lyon, le rassemblement nocturne devait se tenir mardi en plein air, dans...
«Au-delà même de cette Nuit debout qui ne veut pas se coucher, quelque chose se lève»
LE MONDE |
Par François Cusset, écrivain
Il y a des signes qui ne trompent pas. Au fil des défilés de ces dernières semaines comme de ces premières Nuits debout passées par quelques milliers de veilleurs sur les places d’une cinquantaine de nos villes (avant l’évacuation rituelle à l’aube), il y a des signes auxquels on reconnaît qu’il se passe quelque chose de neuf, que ce qui a lieu n’est qu’un début ou encore, comme le philosophe Frédéric Lordon le lançait à la foule de la place de la République, à Paris, le soir du 31 mars, que « nous sommes en train de faire quelque chose ».
Signes épars, mais clairs. Comme ces manifestations sauvages, mobiles et masquées, rejointes par beaucoup plus que la poignée habituelle d’anarchistes, et démarrant juste après l’arrivée du cortège officiel. Ces assemblées citoyennes, aussi, où la circulation de la parole et l’ambition collective posément affirmée n’ont plus rien à voir avec les assemblées générales de mars.
Quant à la volonté réfléchie de ne rien revendiquer, qui fut reprochée par les bons esprits au mouvement Occupy Wall Street de 2011, elle consomme la rupture avec un ordre politique qui n’est plus reconnu comme légitime, avec lequel on refuse, pour de bon, de discuter. Sans compter tags et slogans qui, comme en d’autres temps, ouvrent sur de plus vastes horizons : « Le monde ou rien ! », ou juste : « Ni loi ni travail », pour rappeler qu’avec ou sans projet de loi ce dont on ne veut plus, c’est la vie de précaire modulable ou d’autoentrepreneur à perte qui...
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Par François Cusset, écrivain
Il y a des signes qui ne trompent pas. Au fil des défilés de ces dernières semaines comme de ces premières Nuits debout passées par quelques milliers de veilleurs sur les places d’une cinquantaine de nos villes (avant l’évacuation rituelle à l’aube), il y a des signes auxquels on reconnaît qu’il se passe quelque chose de neuf, que ce qui a lieu n’est qu’un début ou encore, comme le philosophe Frédéric Lordon le lançait à la foule de la place de la République, à Paris, le soir du 31 mars, que « nous sommes en train de faire quelque chose ».
Signes épars, mais clairs. Comme ces manifestations sauvages, mobiles et masquées, rejointes par beaucoup plus que la poignée habituelle d’anarchistes, et démarrant juste après l’arrivée du cortège officiel. Ces assemblées citoyennes, aussi, où la circulation de la parole et l’ambition collective posément affirmée n’ont plus rien à voir avec les assemblées générales de mars.
Quant à la volonté réfléchie de ne rien revendiquer, qui fut reprochée par les bons esprits au mouvement Occupy Wall Street de 2011, elle consomme la rupture avec un ordre politique qui n’est plus reconnu comme légitime, avec lequel on refuse, pour de bon, de discuter. Sans compter tags et slogans qui, comme en d’autres temps, ouvrent sur de plus vastes horizons : « Le monde ou rien ! », ou juste : « Ni loi ni travail », pour rappeler qu’avec ou sans projet de loi ce dont on ne veut plus, c’est la vie de précaire modulable ou d’autoentrepreneur à perte qui...
Que peut devenir le mouvement Nuit debout ?
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Le mouvement Nuit debout, qui occupe la place de la République à Paris depuis le 31 mars dans la foulée d’une manifestation contre le projet de réforme du code du travail, est désormais armé d’une « Radio debout » et d’une « TV debout ». Les occupations de places se multiplient dans de nombreuses villes de France et à Bruxelles. Quelle sera l’issue de ce mouvement et qu’espèrent les participants ? Nous leur avons posé la question.
Pour les orateurs de la Nuit debout, l’occasion de s’exprimer
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À l’assemblée générale de la Nuit debout, n’importe qui peut parler. Mais selon des règles strictes : la modératrice de la soirée contrôle les « temps de parole », pas plus de trois minutes chacun. Les intervenants sont inscrits sur une liste et doivent attendre leur tour. Au micro défile ce « peuple de gauche » qui n’en finit plus de dire son sentiment de trahison : des profs, des étudiants, des grand-mères soixante-huitardes, des poètes et des anarchistes. Un flot continu, pendant plus de cinq heures, vient se déverser tous les soirs place de la République à Paris. Pour quoi faire ? Pour dire quoi ?
Libération de la parole
Car ce que l’on dit, on le redit beaucoup : que la France va mal, que l’injustice sociale ne cesse de grandir, que la classe politique est déconnectée du peuple. Et pourtant, chaque intervention déclenche des vivats et des forêts de mains qui s’agitent en l’air (le signe pour « je suis d’accord »). Ce qui se joue, c’est moins la construction d’un débat que la libération de la parole, l’excitation de la tribune, l’opportunité depouvoir enfin crier ce que l’on pensait tout bas.
Guillaume, un étudiant de 21 ans, a lu un texte de son cru, chapeau sur la tête et petit papier plié en six dans les mains. Encore tremblant d’avoir parlé devant tant de monde, il explique avoir écrit ce poème l’année dernière : « A l’époque, je pensais que les gens ne voulaient plus se mobiliser. » Un texte qui parle de lassitude, d’abstention et de nostalgie des luttes. « L’interaction avec le public détruit l’angoisse que l’on a avant de parler », explique-t-il. « C’est libérateur. »
Les orateurs de la Nuit debout trouvent ici une tribune inespérée. Inès, enseignante dans un lycée du Val-d’Oise, vient dire sa colère d’avoir été refoulée par l’inspection académique alors que son équipe réclamait plus de moyens pour son établissement, situé en zone d’éducation prioritaire. « Et après, on vient nous expliquer que les terroristes, c’est la faute des profs et de l’éducation ! » s’écrie-t-elle au micro.« Donnez-nous des moyens ! » De l’autre côté de la bâche qui délimite la tribune, elle explique, souriante : « C’était l’occasion de parler de ce combat pour plus de moyens à l’école. »
Beaucoup s’expriment pour la première fois devant tant de monde. Frédérique, 45 ans, travaille à la Défense. « On ne doit pas être nombreux, ce soir », fait remarquer celle qui n’a « pas vraiment l’habitude des réunions militantes ». Mais la Nuit debout lui offre l’occasion de parler à d’autres jeunes que ceux qu’elle connaît, pour les mettre en garde. « Dans les années 1990, personne n’imaginait que la précarité serait aussi grande aujourd’hui. Et pourtant, on disait déjà que c’était la crise. Je voulais dire à tous ces jeunes d’être vigilants, car les choses empirent plus vite qu’on ne le croit. »
Car ce que l’on dit, on le redit beaucoup : que la France va mal, que l’injustice sociale ne cesse de grandir, que la classe politique est déconnectée du peuple. Et pourtant, chaque intervention déclenche des vivats et des forêts de mains qui s’agitent en l’air (le signe pour « je suis d’accord »). Ce qui se joue, c’est moins la construction d’un débat que la libération de la parole, l’excitation de la tribune, l’opportunité depouvoir enfin crier ce que l’on pensait tout bas.
Guillaume, un étudiant de 21 ans, a lu un texte de son cru, chapeau sur la tête et petit papier plié en six dans les mains. Encore tremblant d’avoir parlé devant tant de monde, il explique avoir écrit ce poème l’année dernière : « A l’époque, je pensais que les gens ne voulaient plus se mobiliser. » Un texte qui parle de lassitude, d’abstention et de nostalgie des luttes. « L’interaction avec le public détruit l’angoisse que l’on a avant de parler », explique-t-il. « C’est libérateur. »
Les orateurs de la Nuit debout trouvent ici une tribune inespérée. Inès, enseignante dans un lycée du Val-d’Oise, vient dire sa colère d’avoir été refoulée par l’inspection académique alors que son équipe réclamait plus de moyens pour son établissement, situé en zone d’éducation prioritaire. « Et après, on vient nous expliquer que les terroristes, c’est la faute des profs et de l’éducation ! » s’écrie-t-elle au micro.« Donnez-nous des moyens ! » De l’autre côté de la bâche qui délimite la tribune, elle explique, souriante : « C’était l’occasion de parler de ce combat pour plus de moyens à l’école. »
Beaucoup s’expriment pour la première fois devant tant de monde. Frédérique, 45 ans, travaille à la Défense. « On ne doit pas être nombreux, ce soir », fait remarquer celle qui n’a « pas vraiment l’habitude des réunions militantes ». Mais la Nuit debout lui offre l’occasion de parler à d’autres jeunes que ceux qu’elle connaît, pour les mettre en garde. « Dans les années 1990, personne n’imaginait que la précarité serait aussi grande aujourd’hui. Et pourtant, on disait déjà que c’était la crise. Je voulais dire à tous ces jeunes d’être vigilants, car les choses empirent plus vite qu’on ne le croit. »
Du cours de théorie politique à la thérapie collective
On passe du coq à l’âne sans se soucier des transitions. La « cantine » demande à la modératrice de faire une annonce baptisée « point technique », car la commission restauration manque de fromage ou de salade verte pour confectionner des sandwiches. Deux minutes plus tard, un débat enflammé pourra très bien s’engager sur le féminisme ou les violences policières. On vient réclamer des couvertures pour les migrants du métro Stalingrad, ou bien citer Paul Nizan. « Ne rougissez pas de vouloir la lune, il nous la faut ! » s’écrie un jeune homme.
Il y a là des étudiants manifestement férus de sciences politiques et de philosophie, qui lancent des discussions sur la différence entre « démocratie » et « représentativité ». Passant du cours de théorie politique à la thérapie collective, l’AG invite ceux qui le souhaitent à « vider leur sac », sans souci de cohérence, et c’est cela que les orateurs apprécient. « Peut-être que j’ai dit n’importe quoi, mais je l’aurai dit ! » s’écrie Pierre avant de rendre le micro. En quittant la tribune, il ajoute « Je tremble ! Je ne me sens pas du tout à l’aise à l’oral. Mais j’avais besoin de dire cela : qu’on est trop passifs et qu’il ne faut pas attendre que ça aille encore plus mal pour agir. »
On passe du coq à l’âne sans se soucier des transitions. La « cantine » demande à la modératrice de faire une annonce baptisée « point technique », car la commission restauration manque de fromage ou de salade verte pour confectionner des sandwiches. Deux minutes plus tard, un débat enflammé pourra très bien s’engager sur le féminisme ou les violences policières. On vient réclamer des couvertures pour les migrants du métro Stalingrad, ou bien citer Paul Nizan. « Ne rougissez pas de vouloir la lune, il nous la faut ! » s’écrie un jeune homme.
Il y a là des étudiants manifestement férus de sciences politiques et de philosophie, qui lancent des discussions sur la différence entre « démocratie » et « représentativité ». Passant du cours de théorie politique à la thérapie collective, l’AG invite ceux qui le souhaitent à « vider leur sac », sans souci de cohérence, et c’est cela que les orateurs apprécient. « Peut-être que j’ai dit n’importe quoi, mais je l’aurai dit ! » s’écrie Pierre avant de rendre le micro. En quittant la tribune, il ajoute « Je tremble ! Je ne me sens pas du tout à l’aise à l’oral. Mais j’avais besoin de dire cela : qu’on est trop passifs et qu’il ne faut pas attendre que ça aille encore plus mal pour agir. »
Pas de leaders, mais quelques mascottes
Des discours les plus hésitants aux péroraisons les plus enflammées, la Nuit debout érige parfois quelques mascottes, même si le mouvement refuse toujours d’avoir le moindre « leader ». Ce soir, l’une d’entre elles sera sans aucun doute Evelyne, une petite dame aux cheveux blancs, qui vient prendre le micro pour exhorter les plus jeunes. « On n’attend pas, on prend ! Qui c’est qui crée la richesse, c’est eux ou c’est nous ? », s’écrie-t-elle, encouragée par la foule. Car sa déception, semble-t-il, tout le monde la partage : « J’ai voté François Hollande, j’ai bien vu ! ».
Les plus âgés font sans doute de meilleurs héros, eux que l’on imagine avoir connu des luttes plus dures. Michel, la soixantaine et blouson de cuir, prend la parole en disant : « je vais vous lire un texte, puis je vais vous chanter une chanson. » La foule rit de bon cœur. Un peu laborieusement puis d’une belle voix, l’homme entonne un chant catalan de la guerre d’Espagne : « Donne-moi ta main, camarade, prête-moi ton cœur, compagnon, nous referons les barricades, comme hier la confédération. » Lorsqu’il quitte la tribune, la foule scande son nom. « J’ai voulu rendre hommage à cette jeunesse », explique-t-il ensuite.« Et leur rappeler qu’il ne faut pas s’empêcher de prendre le temps, malgré les contraintes de la société dans laquelle on vit. »
Du temps pour parler, c’est ce que semble vouloir le public de la Nuit debout, lui qui reste assis à écouter tout et son contraire, malgré les heures qui passent et la nuit qui se rafraîchit. Du temps pour ne rien dire, pour être en colère, pour citer des poètes, pour exposer la convergence des luttes. Plus tôt dans la soirée, une militante est venue expliquer que le capitalisme retirait aux gens leur temps. À plusieurs reprises, ceux qui viennent à la tribune citeront « la dame qui a parlé du temps ».
Des discours les plus hésitants aux péroraisons les plus enflammées, la Nuit debout érige parfois quelques mascottes, même si le mouvement refuse toujours d’avoir le moindre « leader ». Ce soir, l’une d’entre elles sera sans aucun doute Evelyne, une petite dame aux cheveux blancs, qui vient prendre le micro pour exhorter les plus jeunes. « On n’attend pas, on prend ! Qui c’est qui crée la richesse, c’est eux ou c’est nous ? », s’écrie-t-elle, encouragée par la foule. Car sa déception, semble-t-il, tout le monde la partage : « J’ai voté François Hollande, j’ai bien vu ! ».
Les plus âgés font sans doute de meilleurs héros, eux que l’on imagine avoir connu des luttes plus dures. Michel, la soixantaine et blouson de cuir, prend la parole en disant : « je vais vous lire un texte, puis je vais vous chanter une chanson. » La foule rit de bon cœur. Un peu laborieusement puis d’une belle voix, l’homme entonne un chant catalan de la guerre d’Espagne : « Donne-moi ta main, camarade, prête-moi ton cœur, compagnon, nous referons les barricades, comme hier la confédération. » Lorsqu’il quitte la tribune, la foule scande son nom. « J’ai voulu rendre hommage à cette jeunesse », explique-t-il ensuite.« Et leur rappeler qu’il ne faut pas s’empêcher de prendre le temps, malgré les contraintes de la société dans laquelle on vit. »
Du temps pour parler, c’est ce que semble vouloir le public de la Nuit debout, lui qui reste assis à écouter tout et son contraire, malgré les heures qui passent et la nuit qui se rafraîchit. Du temps pour ne rien dire, pour être en colère, pour citer des poètes, pour exposer la convergence des luttes. Plus tôt dans la soirée, une militante est venue expliquer que le capitalisme retirait aux gens leur temps. À plusieurs reprises, ceux qui viennent à la tribune citeront « la dame qui a parlé du temps ».
«Nuit debout s’inscrit dans le sillage de son aîné espagnol»
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Par Sélim Smaoui, doctorant à l’Institut d’études politiques de Paris, CERI-Sciences Po
Se prononcer sur Nuit debout à un stade aussi embryonnaire de mobilisation est fort périlleux. Le champ de tous les possibles étant ouvert, la retenue reste donc de mise. Impérieuse est toutefois la nécessité de prendre cet événement au sérieux, et de ne pas se contenter d’y voir un ovni qui brouille nos catégories de l’entendement politique. Car si l’incertitude est partagée face à l’inconnu, elle est autant vivifiante que mauvaise conseillère.
En mai 2011, pris de cours par le mouvement d’occupation des places qui essaimait dans tout le territoire, d’aucuns s’empressèrent en Espagne de céder à la tentative du repli, dépréciant ces milliers de citoyens qui osaient sesoustraire aux formes canalisées de la protestation politique, tout en bravant l’effet de censure exercé par le monopole des professionnels de la politique sur la chose publique. Du discours faussement mélioratif, voire paternaliste, louant le folklore d’une « jeunesse sympathique mais un peu trop emphatique », aux déclarations franchement dédaigneuses, affichant un mépris de classe, stigmatisant les tenues vestimentaires et criminalisant les comportements, cette disqualification exprimée d’un bord à l’autre de l’échiquier politique espagnol se drapait des atours, somme toute classiques, du procès en légitimité et en compétence politiques. Car après tout, que pouvait-il jaillir de bien sérieux de cet entrelacs de prises de paroles luxuriantes et dispersées ?
Les ressorts du précédent espagnol
Cinq années plus tard, et alors qu’affleurent ici ou là des discours qui, tout en étant prompts à en condamner les moindres errements, minorent le différend politique quotidiennement rejoué sur la place de la République à Paris, le précédent espagnol nous permet de juger sur pièce. Que s’est-il donc passé de bien important sur les campements espagnols ?
Les campements ont été un site de désingularisation et de mise en équivalence des conditions individuelles. Discussions spontanées, ateliers de débat, cercles de délibération, assemblées générales : en ces places occupées de nuit comme de jour, qui drainaient d’innombrables anonymes, incessantes étaient les occasions de se dire, de se raconter et de se reconnaître, par effet de capillarité, dans l’histoire des autres. « Je pensais que j’allais vivre tout ça tout seul ! », cette exclamation, qui n’en finissait plus d’inaugurer chacune des prises de parole, témoignait de la croissante indistinction entre le drame personnel (licenciements, logements hypothéqués, faillites de PME, chômage, précarité…) et une condition collective.
Au gré des interactions, les Indignés subsumaient leurs individualités sous une commune condition ; dans un même mouvement, ils identifiaient collectivement les ressorts immédiats des injustices dont ils étaient les victimes. Loin de se référer à un corpus doctrinal, leur critique commune puisait dans la somme des expériences vécues. Chemin faisant, se mettait en œuvre une politisation du temps social quotidien, frappant les situations sociales ordinaires du sceau de la domination.
Ainsi, par exemple, des mécanismes économiques les plus anodins étaient-ils assimilés, à la faveur des réflexions collectives, à des instruments d’assujettissement. Crédits immobiliers, assurances de prêt bancaires, en somme, l’emprunt, voie d’accès à la prospérité et au bonheur privés à l’ère du néolibéralisme, devait être réévalué comme un moyen d’extorsion autorisant la spéculation financière et redéfini comme une entrave à la libre éclosion des destinées individuelles. Le bien-fondé de ce diagnostic citoyen, par trop décrié, est d’ailleurs renforcé par la fortune de l’expression « gouverner par la dette », qui n’a cessé de nourrir les analyses de bon nombre d’économistes, de philosophes et de politistes.
L’horizon commun de la justice sociale
Enfin, le campement a permis, en pratique, d’établir les conditions d’une lutte collective pour la justice sociale. Loin de se cantonner à une alliance de circonstance entre organisations, la convergence des luttes a, en l’espèce, permis de mutualiser une grande disparité de griefs (corruption, droit des immigrés, logement, éducation, santé, environnement…) dans une feuille de route commune.
Pour convenu qu’il puisse paraître à première vue, l’horizon commun de la justice sociale faisait pourtant pièce à des formes de militantismes sans reliefs enfantées par la mondialisation néolibérale. A l’ère de la « gouvernance », et alors que les enjeux sociaux sont réduits à des « problèmes » spécifiques et fragmentés (les droits de l’homme, le racisme, le chômage…), palliés par des « solutions » techniques et déconnectées de toute charge politique, une telle réinterprétation commune et politique des enjeux a ressuscité un principe bien oublié.
En ces campements, donc, les citoyens se sont donné les moyens d’identifier les rapports de pouvoir discrets qui les enserraient et d’historiciser, ce faisant, les évidences qui assuraient leur assujettissement. Ils se sont de ce fait entendus sur leur irrésistible désir d’être gouvernés autrement, et ont inventé de nouveaux outils pour parvenir à leurs fins. Il n’y a qu’à jeter un œil sur l’équilibre des forces politiques aujourd’hui en Espagne pour jauger de l’heureuse issue d’une telle prétention.
Il faut bien sûr se garder de toute analogie hasardeuse entre les situations française et espagnole tant celles-ci sont spécifiques (traditions militantes, contexte socio-économique, configuration politique…). Force est pourtant deconstater, que jour après jour, Nuit debout s’inscrit dans le sillage légué par son aîné espagnol.
Réactions opposées des pouvoirs publics
Il faut certes relever des différences d’importance : en Espagne, les élections municipales et autonomiques du 22 mai 2011 qui se tenaient une semaine après la mise en place des campements, dissuadèrent les élus en campagne d’avoir recours à la répression, ce qui dégagea la voie à une occupation permanente et massive des places. A République, à l’inverse, l’irruption matinale des forces policières exige une continuelle restauration du campement. Toutefois, la marche des assemblées parisiennes, l’organisation logistique et le désir commun de se réapproprier l’espace public ressemblent à s’y méprendre au mode de mobilisation qui fit florès de l’autre côté des Pyrénées.
Pour l’heure, gageons qu’un programme de lutte aussi revigorant découlera de tous ces enthousiasmes. Ceux qui déplorent, sans rire, une « privatisation de l’espace public » et qui se gargarisent de principes démocratiques dont ils se croient les seuls dépositaires seraient fort peu avisés d’en cisailler les plants lorsque ceux-ci fleurissent sous nos yeux. A ceux qui douteraient du caractère représentatif de telles assemblées, rendez-vous leur est donné place de la République, leur voix sera entendue.
Camille, qui vit de petits boulots en parallèle de ses études sur l’environnement, fait l’aller-retour chaque jour depuis son village, à quelques dizaines de kilomètres de là, pour venir écouter les débats sur la place. « Les gens viennent parce qu’ailleurs tu ne peux pas parler de tout ça. Tu te fais insulter. Dans l’arrière-pays, les cafés sont FN. La loi travail et les Panama papers, ça a été la goutte d’eau. Les gens en ont ras-le-bol ».
Maria, fonctionnaire, est venue exprès de Cagnes-sur-Mer. Comme beaucoup de participants, elle n’a accepté de parler au Monde qu’en utilisant un pseudonyme. « La Côte d’Azur, ce n’est pas que des riches retraités, Estrosi et ses magouilles [Christian Estrosi, président de la région Provence Alpes Côte d’Azur et maire Les Républicains de Nice]. Il y a des gens qui vivent ici à l’année et qui peinent à joindre les deux bouts », insiste-t-elle.
A cette aspiration nationale du mouvement s’ajoutent des thématiques plus locales. À Nice, la question de la crise migratoire, particulièrement sensible, revient régulièrement dans les échanges. La ville est située à moins de 40 km de Vintimille, à la frontière italienne, d’où viennent les migrants. « Les réfugiés ne viennent pas pour avoir un appart' sur la Côte d’Azur, et ne sont ici que de passage. L’idée c’est de les aider en faisant des collectes de nourriture et de vêtements », explique Marina, chef d’entreprise d’une petite structure dans la communication et très impliquée dans la Nuit debout.
L’écologie est elle aussi un thème récurrent, porté par l’indignation que soulève l’opération d’intérêt national (OIN), appelée à restructurer le paysage de la plaine du Var. « Le projet prévoit de remplacer des zones naturelles par du béton », regrette Marina. Des zadistes se sont ainsi joints à Nuit debout.
Cette hétérogénéité donne parfois lieu à des échanges qu’on croirait sortis d’un manuel caricatural sur la lutte des classes. Jeudi soir, André, élégant sexagénaire à la tête d’une entreprise et se revendiquant « gaulliste », a ainsi devisé pendant une demi-heure avec son « compatriote » Adrien, jeune poète des rues en treillis et poncho, sur « le système », le capitalisme, la démocratie et l’avenir du pays, chacun défendant un point de vue radicalement différent, mais sans hausser le ton.
Car l’« agora » est indignée, mais paisible. Aucun heurt n’est venu troubler ces soirées où l’on partage son expérience, son « ras-le-bol » et où l’on refait le monde. La préfecture, qui s’appuie sur les caméras de surveillance (omniprésentes dans la ville) et des patrouilles de police, n’a donc pas prévu d’interdire le mouvement, comme le redoutent certains organisateurs. « C’est festif et bon enfant, les gens sont corrects », relève Florence Gavello, porte-parole de la direction départementale de la sécurité publique des Alpes-Maritimes. Le maire (LR) de Nice, Christian Estrosi, qui avait asséné lundi que le mouvement allait « totalement à l’encontre de l’état d’urgence », se fait discret sur le sujet depuis, et n’a pas souhaité répondre aux sollicitations du Monde.
C’est dans ce contexte qu’est né Nuit debout, qui célèbre ces jours-ci son premier mois d’existence. Depuis la chute du mur de Berlin, la contestation du néolibéralisme a pris des formes diverses : gouvernements « bolivariens » en Amérique latine dans les années 2000, « printemps arabes », Occupy Wall Street, « indignés » espagnols, Syriza en Grèce, campagnes de Jeremy Corbyn et Bernie Sanders en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis… Les historiens futurs qui se pencheront sur notre époque se diront sans doute qu’elle fut particulièrement riche en mouvements politiques et sociaux.
La France n’est pas en reste. Des grandes grèves de novembre-décembre 1995 aux mobilisations en cours contre la loi travail, en passant par le mouvement altermondialiste – la création d’Attac en 1998 notamment –, l’opposition au CPE en 2006 et à la contre-réforme des retraites en 2010, les occasions de contester cette « nouvelle raison du monde » furent nombreuses. Elles n’ont pas été concluantes, puisque la crise n’a pas sonné le glas des politiques néolibérales, mises en œuvre aujourd’hui à l’échelle planétaire avec plus d’agressivité que jamais.
Nuit debout est un mouvement sui generis, doté de caractéristiques propres. Mais il est aussi l’héritier de cette séquence, des bilans – positifs ou négatifs – tirés par les réseaux militants de ces expériences antérieures. L’histoire avance par conjectures et réfutations.
Un mouvement aussi jeune que Nuit debout est enthousiasmant, bien que forcément parfois confus. Ce qui impressionne toutefois dans son cas, c’est le sérieux avec lequel y sont discutés les enjeux stratégiques auxquels il est confronté. Avec l’un de ses axes, « contre la loi El Khomri et son monde », il parvient à articuler une exigence essentielle, le retrait d’une loi porteuse d’une très grave régression sociale, et la critique radicale de tout un système. L’une des perspectives qui le traverse et qu’il prépare, la grève générale, apparaît décisive pour opérer la jonction entre occupation des places et mobilisation sur les lieux de travail, et remporter une victoire qui serait fondamentale.
Les critiques du mouvement n’ont pas manqué de lui reprocher sa composition sociale, la surreprésentation – réelle ou supposée, nul n’en sait rien à ce stade – en son sein de personnes à fort « capital culturel ». Ces mêmes critiques ont pointé l’absence des habitants des quartiers populaires, et notamment des immigrés et minorités postcoloniales.
Quiconque a passé ne serait-ce qu’une heure place de la République ou sur les autres places occupées sait qu’une part considérable des débats en cours porte précisément sur les limites du mouvement, et sur la façon de les dépasser. Comment mieux s’associer avec les syndicats et la classe ouvrière ? Par quels biais susciter la mobilisation des populations en butte à la ségrégation sociospatiale et au racisme ? Quel « débouché politique » le mouvement doit-il se donner, s’il doit s’en donner un ? En assemblée générale aussi bien que dans les commissions thématiques, ces questions sont omniprésentes.
Comme disait Gramsci, nous sommes tous des intellectuels, mais nous n’exerçons pas tous la « fonction » d’intellectuel. Le capitalisme a créé pour ses besoins une classe d’individus qui fait profession de lire et écrire. En tant qu’universitaires et écrivains, nous appartenons à cette classe, même si nous sommes aussi des militant(e)s. Avec le dépassement du capitalisme, cette classe disparaîtra, et l’élaboration intellectuelle cessera alors d’être un privilège social.
Nuit debout n’a nul besoin d’intellectuels pour réfléchir. La production d’idées est immanente au mouvement, dont chaque membre est un intellectuel, et l’ensemble un intellectuel « collectif ».
Nous qui exerçons professionnellement la « fonction » d’intellectuels, nous voulons dire à ce mouvement notre admiration. Notre admiration devant son courage – il en faut pour résister aux constantes intimidations des tenants de l’ordre existant. Notre admiration devant son enthousiasme qui arrache à la tentation de la morosité en libérant à nouveau, avec l’espoir, la volonté d’agir sur le monde. Notre admiration enfin devant sa capacité à identifier les défis stratégiques du moment, et à essayer d’y apporter des réponses novatrices. Si l’articulation s’opère avec des secteurs du mouvement ouvrier et les réseaux associatifs issus des quartiers, rien ne pourra arrêter ce mouvement.
Les crises ouvrent le champ des possibles, mais le risque est grand de le voir se refermer aussitôt sous la pression de forces réactionnaires. Nuit debout contribue à élargir ce champ, permettant ainsi aux forces révolutionnaires de converger vers un projet positif. Nous appelons toutes les personnes et organisations qui ne se résolvent pas au monde tel qu’il va à rejoindre les places, et à prendre part, dès maintenant, à la construction d’un autre monde !
Nuit debout à Nice: «La Côte d’Azur, c’est
pas que des riches retraités !»
LE MONDE |
Le premier soir, ce fut une divine surprise. Contre toute attente, la Nuit debout organisée à la hâte à Nice vendredi 8 avril, une semaine après celle de Paris, avait rassemblé près de 500 personnes, selon les organisateurs, 250 selon la police. « C’était inespéré », se souvient une participante.
Une semaine après, ce mouvement citoyen hors partis et hors syndicats, né dans la foulée de la contestation de la loi travail, est toujours là. Chaque soir à 19 heures, une poignée de personnes revient installer stands et pancartes sous les arcades de la place Garibaldi, dans le vieux Nice, captant l’attention d’une centaine de personnes.« Dans l’arrière-pays, les cafés sont FN »
Vendredi 15 avril, environ 400 personnes ont de nouveau convergé vers la place pour la « grande Nuit debout » promise par les organisateurs, avec la diffusion du film Merci Patron ! de François Ruffin. La mobilisation a beau rester marginale pour cette ville de 344 000 habitants, elle nourrit tous les espoirs des « Nuit-deboutistes » locaux, tant le terrain leur semblait peu propice. « C’est extrêmement difficile de remuer cette ville. Il faut se lever tôt. Ou se coucher tard, s’amuse Julien Girard, figure locale du militantisme associatif et engagé dans la Nuit debout. Les gens ne sont pas dans la contestation, ici. Ils vivent entre eux ». Les participants n’ont pas de mots assez durs pour qualifier leur ville, taxée d’« égoïste », « superficielle » et « renfermée », sur fond d’inégalités criantes et de montée du FN (arrivé en seconde position au deuxième tour des régionales de 2015 avec 36 % des voix).Camille, qui vit de petits boulots en parallèle de ses études sur l’environnement, fait l’aller-retour chaque jour depuis son village, à quelques dizaines de kilomètres de là, pour venir écouter les débats sur la place. « Les gens viennent parce qu’ailleurs tu ne peux pas parler de tout ça. Tu te fais insulter. Dans l’arrière-pays, les cafés sont FN. La loi travail et les Panama papers, ça a été la goutte d’eau. Les gens en ont ras-le-bol ».
Maria, fonctionnaire, est venue exprès de Cagnes-sur-Mer. Comme beaucoup de participants, elle n’a accepté de parler au Monde qu’en utilisant un pseudonyme. « La Côte d’Azur, ce n’est pas que des riches retraités, Estrosi et ses magouilles [Christian Estrosi, président de la région Provence Alpes Côte d’Azur et maire Les Républicains de Nice]. Il y a des gens qui vivent ici à l’année et qui peinent à joindre les deux bouts », insiste-t-elle.
Des zadistes et des jeunes communistes
En une semaine, l’organisation de la Nuit debout à Nice s’est rodée, avec le soutien logistique – et discret – de la CGT et des jeunes communistes. Tous les soirs, pendant deux heures, l’« agora » offre à chacun le loisir de parler de ce qu’il souhaite. Viennent ensuite les « ateliers » thématiques, regroupant une dizaine de personnes chacun. Comme dans les autres Nuits debout, il s’agit ici de « redonner le pouvoir aux citoyens et se réapproprier la parole publique », rappelle Séverine Tessier, fondatrice de l’association anticorruption Anticor, initiatrice des « Conseils d’urgence citoyenne » contre l’état d’urgence, et participante régulière à la Nuit debout à Nice.A cette aspiration nationale du mouvement s’ajoutent des thématiques plus locales. À Nice, la question de la crise migratoire, particulièrement sensible, revient régulièrement dans les échanges. La ville est située à moins de 40 km de Vintimille, à la frontière italienne, d’où viennent les migrants. « Les réfugiés ne viennent pas pour avoir un appart' sur la Côte d’Azur, et ne sont ici que de passage. L’idée c’est de les aider en faisant des collectes de nourriture et de vêtements », explique Marina, chef d’entreprise d’une petite structure dans la communication et très impliquée dans la Nuit debout.
L’écologie est elle aussi un thème récurrent, porté par l’indignation que soulève l’opération d’intérêt national (OIN), appelée à restructurer le paysage de la plaine du Var. « Le projet prévoit de remplacer des zones naturelles par du béton », regrette Marina. Des zadistes se sont ainsi joints à Nuit debout.
Agora indignée... mais paisible
A la différence de Paris, où la Nuit debout est peuplée en grande partie d’« intellos précaires », celle de Nice offre une plus grande diversité de profils, de tous âges et toutes professions, même si, comme le déplore une participante, « les jeunes des quartiers périphériques de Nice ne sont pas là ». Nadjar, assistante maternelle et électrice « 100 % FN » depuis dix ans, est également venue avec son ancien mari, Zouhair, anti-FN, pour soutenir le mouvement.Cette hétérogénéité donne parfois lieu à des échanges qu’on croirait sortis d’un manuel caricatural sur la lutte des classes. Jeudi soir, André, élégant sexagénaire à la tête d’une entreprise et se revendiquant « gaulliste », a ainsi devisé pendant une demi-heure avec son « compatriote » Adrien, jeune poète des rues en treillis et poncho, sur « le système », le capitalisme, la démocratie et l’avenir du pays, chacun défendant un point de vue radicalement différent, mais sans hausser le ton.
Car l’« agora » est indignée, mais paisible. Aucun heurt n’est venu troubler ces soirées où l’on partage son expérience, son « ras-le-bol » et où l’on refait le monde. La préfecture, qui s’appuie sur les caméras de surveillance (omniprésentes dans la ville) et des patrouilles de police, n’a donc pas prévu d’interdire le mouvement, comme le redoutent certains organisateurs. « C’est festif et bon enfant, les gens sont corrects », relève Florence Gavello, porte-parole de la direction départementale de la sécurité publique des Alpes-Maritimes. Le maire (LR) de Nice, Christian Estrosi, qui avait asséné lundi que le mouvement allait « totalement à l’encontre de l’état d’urgence », se fait discret sur le sujet depuis, et n’a pas souhaité répondre aux sollicitations du Monde.
« Nuit debout peut être porteur d’une transformation sociale de grande ampleur »
LE MONDE |
Par Collectif
Les crises ouvrent le champ des possibles, et celle qui a commencé en 2007 avec l’effondrement du marché des subprimes ne déroge pas à la règle. Les forces politiques qui soutenaient l’ancien monde sont en voie de décomposition, à commencer par la social-démocratie, qui a franchi depuis 2012 une étape supplémentaire dans son long processus d’accommodement avec l’ordre existant. En face d’elles, le Front national détourne à son profit une partie de la colère sociale en jouant d’une posture prétendument antisystème, alors même qu’il n’en remet rien en cause, et surtout pas la loi du marché.C’est dans ce contexte qu’est né Nuit debout, qui célèbre ces jours-ci son premier mois d’existence. Depuis la chute du mur de Berlin, la contestation du néolibéralisme a pris des formes diverses : gouvernements « bolivariens » en Amérique latine dans les années 2000, « printemps arabes », Occupy Wall Street, « indignés » espagnols, Syriza en Grèce, campagnes de Jeremy Corbyn et Bernie Sanders en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis… Les historiens futurs qui se pencheront sur notre époque se diront sans doute qu’elle fut particulièrement riche en mouvements politiques et sociaux.
La France n’est pas en reste. Des grandes grèves de novembre-décembre 1995 aux mobilisations en cours contre la loi travail, en passant par le mouvement altermondialiste – la création d’Attac en 1998 notamment –, l’opposition au CPE en 2006 et à la contre-réforme des retraites en 2010, les occasions de contester cette « nouvelle raison du monde » furent nombreuses. Elles n’ont pas été concluantes, puisque la crise n’a pas sonné le glas des politiques néolibérales, mises en œuvre aujourd’hui à l’échelle planétaire avec plus d’agressivité que jamais.
Enjeux stratégiques
Malgré des difficultés et parfois même des échecs, les créations d’organisations ambitionnant d’incarner cette gauche antilibérale et anticapitaliste ont offert, chaque fois, des occasions de se coaliser, d’accumuler des expériences et de l’intelligence collectives.Nuit debout est un mouvement sui generis, doté de caractéristiques propres. Mais il est aussi l’héritier de cette séquence, des bilans – positifs ou négatifs – tirés par les réseaux militants de ces expériences antérieures. L’histoire avance par conjectures et réfutations.
Un mouvement aussi jeune que Nuit debout est enthousiasmant, bien que forcément parfois confus. Ce qui impressionne toutefois dans son cas, c’est le sérieux avec lequel y sont discutés les enjeux stratégiques auxquels il est confronté. Avec l’un de ses axes, « contre la loi El Khomri et son monde », il parvient à articuler une exigence essentielle, le retrait d’une loi porteuse d’une très grave régression sociale, et la critique radicale de tout un système. L’une des perspectives qui le traverse et qu’il prépare, la grève générale, apparaît décisive pour opérer la jonction entre occupation des places et mobilisation sur les lieux de travail, et remporter une victoire qui serait fondamentale.
Les critiques du mouvement n’ont pas manqué de lui reprocher sa composition sociale, la surreprésentation – réelle ou supposée, nul n’en sait rien à ce stade – en son sein de personnes à fort « capital culturel ». Ces mêmes critiques ont pointé l’absence des habitants des quartiers populaires, et notamment des immigrés et minorités postcoloniales.
Quiconque a passé ne serait-ce qu’une heure place de la République ou sur les autres places occupées sait qu’une part considérable des débats en cours porte précisément sur les limites du mouvement, et sur la façon de les dépasser. Comment mieux s’associer avec les syndicats et la classe ouvrière ? Par quels biais susciter la mobilisation des populations en butte à la ségrégation sociospatiale et au racisme ? Quel « débouché politique » le mouvement doit-il se donner, s’il doit s’en donner un ? En assemblée générale aussi bien que dans les commissions thématiques, ces questions sont omniprésentes.
Transformation sociale
Les réponses sont certes hésitantes, parfois maladroites, et autour d’elles se cristallisent des désaccords. Mais les désaccords portent sur des enjeux réels. Nuit debout est un mouvement exigeant avec lui-même, qui ne sous-estime pas l’ampleur des défis à venir. Si le potentiel émancipateur d’une mobilisation dépend de la conscience qu’elle a de ses propres limites, et de sa volonté de les transcender continuellement, alors il est permis d’espérer que Nuit debout donnera lieu, dans les prochains mois ou années, à une transformation sociale de grande ampleur.Comme disait Gramsci, nous sommes tous des intellectuels, mais nous n’exerçons pas tous la « fonction » d’intellectuel. Le capitalisme a créé pour ses besoins une classe d’individus qui fait profession de lire et écrire. En tant qu’universitaires et écrivains, nous appartenons à cette classe, même si nous sommes aussi des militant(e)s. Avec le dépassement du capitalisme, cette classe disparaîtra, et l’élaboration intellectuelle cessera alors d’être un privilège social.
Nuit debout n’a nul besoin d’intellectuels pour réfléchir. La production d’idées est immanente au mouvement, dont chaque membre est un intellectuel, et l’ensemble un intellectuel « collectif ».
Nous qui exerçons professionnellement la « fonction » d’intellectuels, nous voulons dire à ce mouvement notre admiration. Notre admiration devant son courage – il en faut pour résister aux constantes intimidations des tenants de l’ordre existant. Notre admiration devant son enthousiasme qui arrache à la tentation de la morosité en libérant à nouveau, avec l’espoir, la volonté d’agir sur le monde. Notre admiration enfin devant sa capacité à identifier les défis stratégiques du moment, et à essayer d’y apporter des réponses novatrices. Si l’articulation s’opère avec des secteurs du mouvement ouvrier et les réseaux associatifs issus des quartiers, rien ne pourra arrêter ce mouvement.
Les crises ouvrent le champ des possibles, mais le risque est grand de le voir se refermer aussitôt sous la pression de forces réactionnaires. Nuit debout contribue à élargir ce champ, permettant ainsi aux forces révolutionnaires de converger vers un projet positif. Nous appelons toutes les personnes et organisations qui ne se résolvent pas au monde tel qu’il va à rejoindre les places, et à prendre part, dès maintenant, à la construction d’un autre monde !
Signataires : Tariq Ali, écrivain ; Ludivine Bantigny, historienne; Patrick Chamoiseau, écrivain ; François Cusset, écrivain et historien ; Christine Delphy, sociologue ; Cédric Durand, économiste ; Elsa Dorlin, philosophe ; Annie Ernaux, écrivain ; Eric Fassin, sociologue ; Bernard Friot, sociologue ; David Graeber, anthropologue ; Nacira Guénif, anthropologue ; Razmig Keucheyan, sociologue ; Stathis Kouvelakis, philosophe ; Frédéric Lordon, philosophe ; Gérard Mordillat, écrivain ; Toni Negri, philosophe ; Leo Panitch, sociologue ; Paul B. Preciado, philosophe ; Wolfgang Streeck, sociologue ; Enzo Traverso, historien.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/05/17/nuit-debout-est-un-rassemblement-plus-diversifie-qu-on-ne-le-dit_4920514_3232.html#zkkp3JecKBhgRaZj.99
« C’est l’uniformité
idéologique de Nuit Debout qui l’a empêché d’apporter une innovation
durable »
LE MONDE |
08.07.2016 à 14h56 • Mis à jour le 08.07.2016 à 15h58 | Par Jean-Louis Margolin
Par Jean-Louis Margolin, historien
Il est sans
doute temps de commencer à faire le bilan du
mouvement Nuit debout. Toute opinion politique mise à
part, on doit lui reconnaître des
qualités : une ambiance sympathique, un réel respect de la parole de
l’autre, et la valeur de certaines discussions, surtout
hors des AG. Cependant, si Nuit Debout ne mérite pas l’indignité, il ne mérite
pas non plus l’excès d’honneur dont l’ont un moment affublé une large part des médias et des
hommes politiques. On s’y est beaucoup payé de mots, on s’y est trop senti le
nombril du monde.
Ainsi, le
15 mai, le mouvement Global Debout aurait dû occuper 500 places
dans autant de villes, et amorcer quelque
chose de grandiose à l’échelle mondiale. Le 16, j’en ai cherché en vain une
relation, y compris sur le site officiel du mouvement. Un meeting non
négligeable a eu lieu à Madrid ; mais à Bruxelles ils étaient 150, et 100
à Berlin. On a pris mondialement la résolution de ne plus boire de
Coca-Cola, et ce fut tout.
Quant au
« renouvellement » de la vie politique qui ébahit tant de commentateurs
sans doute novices, distraits ou exaltés, j’avoue ne pas en avoir vu la trace
à Nuit Debout. En lieu et place, que d’idées souvent
plus que rebattues et, pour certaines des plus récurrentes (salaire universel,
à vie et uniforme ; tirage au sort de responsables révocables à tous les
niveaux ; réduction drastique du temps de travail),
vraisemblablement inapplicables ! Les « Nuits debout » y
croyaient-ils eux-mêmes ?
On ne trouve
sur leur site, riche d’informations mais touffu et atomisé, aucune liste des
résolutions votées, aucune tentative de bilan de ces centaines d’heures de
palabres. Ajoutons que les présences politiques y étaient uniformément
d’extrême-gauche, y compris les diverses tendances du NPA (Nouveau
Parti Anticapitaliste) ou les nuances de l’anarchisme, rajoutées à un gros
zeste d’écologisme radical, de tiers-mondisme à la mode des années
soixante-dix et de dénonciation du sionisme.
C’est cette
relative uniformité idéologique qui, à mon sens, a empêché Nuit Debout
d’apporter une innovation durable.
Nous ne sommes plus en démocratie
L’élément le
plus frappant est l’affirmation que « nous ne sommes plus en
démocratie », idée qui a fait son chemin puisque le syndicat CGT
(Confédération Générale du Travail) des industries chimiques, responsable du
blocage des raffineries, titrait le 11 mai son communiqué « Voter
la motion de censure : une réponse face à la dictature ».
Le deuxième
élément est un anticapitalisme radical, qui considère que toute concession aux entreprises, donc au
patronat, est automatiquement une atteinte aux intérêts du « peuple ».
Mais comment définir et délimiter
celui-ci ? À l’instar de ce que fut la pratique des régimes communistes,
le vernis sociologique cache mal une discrimination avant tout politique :
on est du peuple si l’on se revendique de ses valeurs supposées – par exemple
l’hostilité à la loi Travail. C’est pourquoi Nuit Debout, malgré
la faiblesse objective de sa représentativité tant quantitative que
qualitative, n’hésitait pas à se présenter comme
l’expression indiscutable du peuple, des « 99 % » ou des
travailleurs - suivant les inclinations de l’orateur.
Le troisième
élément était l’anti-impérialisme, l’Occident (à commencer par les États-Unis, Israël et la France) étant considéré comme le
spoliateur, l’affameur et le meurtrier des peuples du monde. « Vos
guerres, nos morts », le slogan espagnol des attentats de Madrid,
en 2004, est apparu en immenses lettres peintes sur le piédestal de la
statue de la république. Cela signifie que le vrai responsable des attentats
parisiens de 2015, c’est François Hollande, c’est
l’Etat français, coupable d’avoir agressé les « peuples »
arabes, dont la riposte sanglante au cœur de la France serait ainsi légitimée.
Vision manichéenne
Sur cette
vaste place coexistaient, s’ignorant l’une l’autre, deux mémoires, qui sont
aussi deux visions du monde. Dans un espace résiduel au pied de la statue, le
mémorial spontané aux victimes de janvier et de novembre continue à vivre, alimenté
de fleurs fraîches, en permanence visité de personnes émues et silencieuses.
Mais l’essentiel de la circonférence a été peu à peu débarrassé des bougies qui
pendant quelques mois furent sans cesse pieusement rallumées, et les hommages à
Charlie s’y trouvèrent de plus en plus recouverts de dénonciations de la police, de Valls
ou de la régression sociale.
D’un côté,
un unanimisme républicain centré sur la liberté de conscience, l’affirmation
d’une solidarité universelle soulignée tant par l’identité des victimes que par
les nombreux hommages venus d’au-delà des frontières. De l’autre, une
fascination pour la Commune de Paris (la place a été renommée ainsi, de
même que Nuit Debout vit un éternel Mars, ce mois de la proclamation de 1871),
et des montres qui semblent s’être arrêtées, suivant les cas, quelque part entre
1793 et 1968 ; un regard clivant, avec d’un côté « les
peuples », de l’autre la masse confuse et implacable des flics, des
patrons, des militaires et des politiques, au premier rang desquels les exécrés
socialistes – on eût dit les « sociaux-fascistes », quelque
part vers 1930. Ce qui s’exprime aussi par les incessantes attaques de
permanences du PS ou des locaux des syndicats traîtres.
Nuit Debout
a vécu hors du monde et hors du temps. De la complexité des sociétés
contemporaines, nulle idée. De la réalité des fonctionnements politiques, nul
examen, puisque, partout, on ne distingue que des dictatures stipendiées aux
capitalistes, contre lesquelles tous les coups seraient donc permis. Des enjeux
si poignants de l’international, nulle notion, puisque la montée de
la Chine, l’offensive
universelle du djihadisme, l’avenir de l’Union Européenne sont
évacués au profit des dénonciations automatiques de l’impérialisme occidental
et du colonialisme. Les attentats parisiens de 2015 sont hors champ et fort peu
évoqués, sinon comme prétextes à l’imposition d’un état d’urgence lu comme arme
d’étouffement des luttes sociales. Si l’on pouvait nier qu’ils
aient eu lieu, on le ferait, tant ils font désordre dans une vision du monde
manichéenne et stéréotypée. Il reste à espérer que la
revanche du monde réel (en soubresauts de l’économie, en désespérance sociale,
en résultats électoraux) ne soit pas trop terrible.
Jean-Louis
Margolin est historien, maître de conférences à Aix-Marseille Université,
chercheur à l’Institut de Recherches Asiatiques (IrAsia/CNRS). Dernier ouvrage
publié : Les Indes et l’Europe : Histoires connectées,
XVe-XXIe siècle (avec Claude Markovits), Paris, Gallimard-Folio, 2015
Jean-Louis
Margolin
Nuit debout est un
rassemblement plus diversifié qu’on ne le dit
LE MONDE |
17.05.2016 à 06h47 • Mis à jour le 18.05.2016 à 15h23 | Par Collectif
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http://s2.lemde.fr/image2x/2016/05/17/534x0/4920513_6_093e_nuit-debout-place-de-la-republique-a-paris_b28625c30af465f30f4699fd4654f427.jpg
Sur Nuit
debout, on a tout entendu : « La moyenne d’âge est de
25 ans », « un entre-soi de bobos parisiens », « aucun
vrai prolétaire », mais « une bourgeoisie blanche
urbaine », « des SDF et des punks à chien qui boivent de la
bière », « un rassemblement d’étudiants déclassés, de militants de
l’ultra-gauche et de semi-professionnels de l’agit-prop »… Ces
énoncés, souvent tranchants, mobilisent des catégories toutes faites, disent
quoi penser, clament ce
que le mouvement est, doit ou ne doit pas devenir,
hiérarchisent les endroits ou les moments de la place, le « vrai » et
le « faux » Nuit debout. On plaide ici pour une autre approche :
commencer par établir les faits,
en enquêtant collectivement.
Depuis les
premiers jours de Nuit debout, une trentaine de chercheurs se sont relayés à Paris, place de la République. Nous y avons travaillé
durant six soirées, entre le 8 avril et le 13 mai, de 17 heures
à 22 h 30. A ce jour, près de 600 personnes ont répondu à notre
questionnaire. Contrairement à nos craintes, les refus de participer à l’enquête
ont été rares : les personnes rencontrées, même de culture anarchiste, ont plutôt perçu l’enquête comme un prolongement de leur
propre questionnement, et l’occasion de contribuer à une
description mieux fondée que celles des observateurs pressés qui saturent les médias.
L’analyse de
ces données, produites parallèlement à une ethnographie, commence à peine. Mais
les 328 premiers questionnaires exploités dissipent déjà bien des idées reçues sur
les gens « debout » au cours des premières semaines du mouvement.
Des jeunes ? Non : les personnes présentes n’ont pas
principalement la vingtaine. La palette des âges est en réalité très large et
varie suivant les heures. Entre 18 heures et 18 h 30, par
exemple, la moitié de la population a plus de
33 ans. Et une personne sur cinq a plus de 50 ans.
Des hommes ? La population sur la place est bien aux deux tiers
masculine. Cela peut s’expliquer en partie par le lieu – un espace public
urbain – et les horaires tardifs, qui ne favorisent pas la présence des femmes,
du fait de possibles engagements familiaux et de l’exposition au harcèlement de
rue. Cette distribution inégale est l’objet de réflexions et d’actions au sein
du mouvement, en commissions féministes comme en assemblée générale.
De banlieue
Des Parisiens ? Le Figaro affirme que les gens viennent « d’abord des
quartiers centraux de Paris ». Or les quartiers les plus représentés
sont plutôt ceux de l’Est parisien, et 37 % des participants habitant en Ile-de-France viennent en fait de banlieue. Un
participant sur dix n’habite même pas en région parisienne.
Un entre-soi de diplômés, sans catégories populaires ? En première
approximation, oui : la majorité des participants est diplômée du
supérieur long (61 %), alors que ce n’est le cas que du quart de la
population française. Mais l’image se brouille à y regarder de plus
près : le taux de chômage est de 20 % parmi les participants, soit le
double de la moyenne nationale ; et on compte 16 % d’ouvriers parmi
les actifs – trois fois plus qu’à Paris, et autant que dans l’Ile-de-France prise dans son ensemble.
Une fête apolitique ? Plus d’un tiers des personnes a participé à une
manifestation contre le projet de loi El Khomri. La
proportion des enquêtés déclarant avoir déjà été
membre d’un parti politique est même remarquable dans un contexte de
désaffection militante : 17 %. Et 22 % ont déjà cotisé à un
syndicat. Les engagements citoyens, associatifs ou caritatifs sont également
très représentés : plus de la moitié en a eu un ou plusieurs (aide aux réfugiés, aux sans-papiers,
maraudes, associations de parents, de quartier, défense de l’environnement, soutien scolaire, festivals, cafés
associatifs, etc.).
Une foule amoureuse d’elle-même ? L’émotion vive, le frisson dans le
dos de l’« être ensemble » sont loin de primer : la palette des
engagements et des ambiances est plus large. Prendre au sérieux
le fait que ce mouvement est un rassemblement de place, c’est admettre que la
présence, si discrète, distraite ou ponctuelle soit-elle, vaut
participation : flâner le long des
stands, diffuser auprès
d’amis ou de collègues des mails, photos ou vidéos. Certains viennent pour la première
fois, parfois de loin, « pour regarder », se tenir au courant,
ou pouvoir dire qu’ils y
ont été ; d’autres viennent observer, explorer, voir s’ils
peuvent être saisis par
le mouvement, être utiles.
Deux
enquêtés sur trois ont apporté du matériel ou des denrées, donné de l’argent,
pris la parole en assemblée générale ou participé à une commission. Une
participation active et assidue aux commissions (prise de notes, statut de
« référent ») peut aussi devenir un engagement à temps plein. Près de
10 % des enquêtés sont même devenus des quasi-permanents. En leur sein,
les mondes professionnels associés au numérique et les ouvriers sont
sur-représentés.
20 % pour la transformation en parti politique
Un phénomène sans lendemain ? Il est étonnant que, pour être
jugée utile, l’ouverture d’espaces de débats citoyens
sur les affaires communes doive promettre de déboucher sur autre
chose qu’elle-même. Comme si la politique ne valait qu’à l’horizon d’un but,
l’accès au pouvoir et ses échéances. C’est d’autant plus étonnant que le goût
du politique et la participation à la gestion des affaires communes sont ce
dont on déplore souvent le supposé reflux. S’agissant du devenir de Nuit
debout, seules 20 % des personnes enquêtées les 28 avril et
11 mai ont déclaré souhaiter la
transformation en parti politique. Beaucoup hésitent, tiraillés entre
le désir « que cela prenne forme », le refus des formes
partisanes déjà connues et le sentiment que l’expérimentation doit se poursuivre.
Une impossible lutte globale ? C’est là un autre préjugé :
l’insistance sur le « commun » entraverait l’extension du mouvement
et la construction de revendications. Pourtant, la pluralité des causes et des
positions, la difficile réductibilité à l’unité ou à l’homogénéité militante,
avec les tensions qu’elles entraînent, sont aussi une caractéristique positive
du mouvement.
Notre
matériau montre une formidable capacité à faire coexister des
références politiques et culturelles diverses, allant du poète Aragon à Mère
Teresa ou Coluche, en passant par les chanteurs Brassens, Renaud, Bob Marley,
les films de Ken Loach ou de Jean-Luc Godard, les écrits de l’essayiste Naomi
Klein, d’Adam Smith ou de Karl Marx, et une multitude d’autres… Certaines de
ces références sont déjà internationales, et la posture revendicative les
traverse largement. De plus, si les horizons se situent surtout à gauche,
malgré une déception générale à l’égard de l’actuel gouvernement, on rencontre
jusqu’à des élus locaux de partis de droite.
Une sympathie en marche ! A Paris, les publics de Nuit debout
sont donc bien plus variés qu’on ne l’a dit. Ils ont en partage des formes de
participation citoyenne diversifiées – l’écoute des autres et l’imagination
d’un avenir commun
n’étant pas des moindres. Une limite à l’extension du mouvement réside
probablement dans la perception qu’en ont ceux qui se suffisent de descriptions
univoques. Voulant clore la question
de ce qu’il est, ils s’interdisent la possibilité d’être surpris par le
mouvement.
Au
contraire, ceux qui s’engagent le plus payent de leur personne pour contribuer
à le façonner. D’autres,
quoique sympathisants, n’osent pas venir faire
l’expérience, parfois parce qu’ils ne s’en sentent pas la capacité, temporelle
ou physique, comme cette dame âgée, qui
voudrait manifester davantage
sa sympathie : « Vous êtes là
pour Nuit debout ? ». « Oh oui, j’aimerais bien, j’aimerais bien…
Mais je suis trop vieille, moi, vous savez ! Je peux pas rester debout
comme ça si longtemps ! »
image:
http://s1.lemde.fr/image2x/2016/05/17/534x0/4920598_6_75e5_ou-habitent-les-participants-de-nuit-debout_e3fb1bcededd0188e1e9702311f868d3.jpg
Stéphane
Baciocchi (EHESS), Alexandra Bidet (CNRS), Pierre Blavier (EHESS), Manuel
Boutet (université de Nice), Lucie Champenois (ENS Cachan),
Carole Gayet-Viaud (CNRS) et Erwan Le Méner (EHESS), chercheurs en sciences
sociales. L’enquête continue : Enquetenuitdeboutlasuite.com
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/05/17/nuit-debout-est-un-rassemblement-plus-diversifie-qu-on-ne-le-dit_4920514_3232.html#zkkp3JecKBhgRaZj.99
LE MONDE DIPLOMATIQUE
De la prise
de conscience à l’expérience du politique
Debout dans la
nuit
Le mouvement
qui a émergé après la manifestation du 31 mars contre la loi El Khomri se
veut non partisan, horizontal et sans hiérarchie. Si le projet politique reste
imprécis, les réunions publiques qui cherchent à le définir produisent déjà une
expérience démocratique atypique.
«Venez ! On ne sait pas ce qui va se passer, mais il va se
passer quelque chose ». Que peut-il se cacher derrière ce « quelque
chose » ? Le terme
raconte tout autant l’indécision qui règne, place de la République, la volonté
de n’exclure personne et la nécessité de créer un nouveau modèle qui ne porte
pas encore de nom.
Le mouvement
ne s’est pas formé autour d’un grand projet de société, mais d’un film : Merci
patron ! de François
Ruffin (1). « Un
documentaire qui donne immédiatement envie d’agir », selon
Loïc, membre de la Compagnie « Jolie Môme ». Le 23 février à la Bourse du travail de Paris,
il participe à la projection-débat organisée par la rédaction du journal Fakir
pour répondre aux multiples désirs de mobilisation que suscite le documentaire.
Le mot d’ordre de cette soirée : leur faire peur. La cible : « un cadre
présenté comme indépassable, que certains appellent le néolibéralisme, d’autres
le capitalisme, d’autres l’oligarchie ». Au fil des
débats, une solution émerge : à l’issue de la manifestation du
31 mars contre la réforme du Code du travail, « on ne rentre
pas chez nous ». La
décision est prise. Une douzaine de personnes se retrouvent dans un bar pour
organiser le grand soir. Le premier, pour commencer.
Le jour J,
Arthur peine à croire à l’emballement : « A 18 h
nous lancions Nuit debout. À 18 h 30 nous ne contrôlions déjà plus
rien, sourit
l’étudiant en sociologie à Science-Po Paris. C’est ce que nous cherchions.
Techniquement, nous n’avions pas les moyens de contrôler l’après 31. Et
politiquement, nous ne voulions pas. » Depuis,
tous les soirs, dès la tombée de la nuit, des centaines de personnes prennent
la parole, écoutent, votent et réagissent. Malgré la longueur des discussions,
les difficultés logistiques et les sévérités de la météo, la foule répond
présente. Des dizaines de commissions se forment, se structurent et se recomposent
chaque jour.
Les premiers
débats parisiens ont été suivis par plus de 80 000 personnes en
ligne. Rapidement, ils ont essaimé dans des villes de taille moyenne. Dès le « 32 mars »
(1er avril), on parle de Toulouse où le théâtre de Garonne est occupé. Même
Bordeaux, la belle endormie, se laisse gagner par la Nuit debout. Convergence
des luttes, concordance des lieux. Comme à Paris, aux mêmes heures et sur une
place qui porte le même nom, les Girondins tiennent des assemblées générales
(AG). Mêmes gestes, même organisation en commissions et des débats très
similaires. « Toutes les Nuits debout ont un objectif commun », soutient
Jean-Guillaume. « Occuper une place et changer le système. » L’étudiant
en histoire a répondu présent à la première réunion d’organisation, le
6 mars à l’Athénée Libertaire. Pour lui, les débats devraient s’emparer de
toutes les villes et villages de France. « La
revalorisation du local fait partie intégrante du mouvement. » Il espère
beaucoup des beaux jours à venir. « Nuit debout
devrait devenir normal. Que chaque soir, chacun puisse trouver une place où
débattre et échanger avec d’autres citoyens. »
Parce
qu’elle permet un rassemblement interprofessionnel, la loi El Khomri
constitue un puissant point de départ, mais n’est rapidement plus qu’un
prétexte. Victor de la commission Action l’admet dès sa troisième Nuit
debout : « La loi travail, c’est fini. Nous sommes passés à autre
chose. C’était la goutte d’eau, le projet de trop après l’état d’urgence, la
déchéance de nationalité, après des dizaines et des dizaines de lois qui
s’accumulent depuis trente ans ».
« Nos rêves ne rentrent pas dans leurs urnes, » clame une
affiche. « Regarde ta Rolex, c’est l’heure de la révolte », interpelle
un tag rose au sol. Dans les discussions comme sur les murs, l’émotion prime
sur la revendication. On est d’abord là pour se reconnaître dans la parole de
l’autre, pour s’exprimer, se retrouver. Théo, 24 ans, éducateur spécialisé
n’est ni anti-système, ni encarté. Pas même habitué aux mobilisations et aux
manifestations. Il est venu parce qu’il n’avait « plus envie » d’être chez
lui. « Ici, les gens peuvent simplement passer, échanger, entendre des
arguments et sortir ce qu’ils ont à dire. Aujourd’hui en démocratie, nous
votons, mais nous ne disons rien. »
Autour d’une
marmite transformée en saladier, six personnes s’affairent pour proposer
une salade de fruits à prix libre. Les mains tremblent de froid et les bâches
mouillées collent aux joues, mais les discussions vont bon train. Elles
tournent autour des droits, de l’économie et des situations difficiles des uns
et des autres. Une aide-soignante qui a lâché son poste pour échapper à des
conditions de travail inacceptables, un retraité qui ne sait plus comment
joindre les deux bouts, un jeune diplômé qui travaille dans un fast-food, une
lycéenne désemparée. Agrégat de désillusions dont on espère voir émerger une
aspiration commune.
« Comment faut-il réagir face aux pique-assiette qui profitent de la
nourriture à prix libre ? », « Faut-il délocaliser la cuisine ? » Les
premiers débats qui mobilisent l’assemblée peuvent sembler triviaux. « Avant
d’inventer un modèle de démocratie nationale, on essaie de voir si on arrive à
s’organiser à 200, 300 ou 3 000 sur une place », commente un
étudiant à Paris VIII souhaitant se faire appeler Camille (un surnom
générique utilisé à l’origine par les zadistes pour anonymiser la communication
aux médias). Adopter des codes communs, canaliser le débat, organiser le
quotidien : durant les premiers jours, la logistique dévore toutes les
énergies de la place. Camper de façon permanente s’avère trop lourd. Dès le
5 avril, il est décidé de se concentrer sur un temps de présence de
17 h à minuit.
Les AG et
commissions planchent sur les propositions concrètes. Mais par où commencer ? Et comment
recueillir les idées des noctambules et de ceux qui ne peuvent pas se joindre
aux débats ? Le
11 avril, la commission cahier de doléances est créée (2).
L’objectif : « Référencer toute idée, proposition, indignation, dans
le but de revenir à un mode de démocratie simple ». Vote blanc,
nouvelle Constitution, légalisation du cannabis, accueil des réfugiés, accès à
l’eau : les revendications noircissent des pages entières. Ce n’est pas
encore un projet de société qui se dessine, mais il y a là un idéal centré sur
la participation aux affaires publiques et la justice sociale.
S’il ne sait
pas à quoi il aspire, le mouvement sait ce qu’il fuit. Il reconnaît chez les
autres les faux pas qu’il ne veut pas commettre. Les prédécesseurs espagnols et
américains sont dans tous les débats, et bien souvent érigés en
contre-exemples.
Première
leçon tirée d’Occuper Wall Street : ne pas « tomber
amoureux de soi-même. (3) » Nombreux
sont ceux qui, comme le philosophe et économiste Frédéric Lordon, mettent en
garde contre le danger de « l’AG permanente ». « Il faut
désormais sortir des contenus, du concret, ajoute Arthur, l’étudiant de
Science Po au visage creusé par les nuits blanches. Il vaudrait mieux que
Nuit debout n’ait jamais eu lieu plutôt que tant de gens se soient mobilisés et
que rien de concret ne se soit créé à partir de ça. Alors, on pourrait dire que
c’était chouette d’être place de la République, que la démocratie ça a l’air
sympa, mais que ça ne débouche sur rien. » Par son
ampleur et son aspiration à réinventer la démocratie, le mouvement s’est-il
lui-même condamné à devoir rapidement accoucher de solutions concrètes ?
Frédéric
Lordon fait partie de ceux qui prônent la création de nouvelles institutions par
la réécriture, à terme, d’une Constitution. Des commissions constituantes se
sont crées à Grenoble, Lyon, Toulouse et Nice. Souvent, elles sont organisées
autour des Citoyens constituants, ces associations qui, depuis 2005,
entraînent les citoyens à écrire eux-mêmes des articles de la loi fondamentale.
À Grenoble, la commission se réunit deux fois par semaine. Parmi les articles
rédigés en direct de Nuit debout, on trouve le suivant : « Le Sénat est
dissous et remplacé par une assemblée de citoyens tirés au sort dans un
panel A (…) pour un an, non reconductible. (Panel A : chaque
citoyen donne trois noms de personnes de confiance et qu’il considère
comme compétents.) »
À Paris,
Arthur s’interroge : « Est-ce que ce n’est pas un peu trop un délire de
bobos, d’étudiants, de précaires ? Il me
semble que cette idée de Constitution a une certaine résonance, mais parce
qu’ici la population partage une certaine vision du monde. Pour un prolo viré
de son usine, un mec de banlieue, une constitution sociale n’a peut-être aucune
pertinence. » Ce
questionnement fait écho à un deuxième écueil dont Nuit debout se méfie
grandement : l’entre-soi. Etudiants, précaires, syndicalistes,
intermittents… « Au niveau sociologique, on manque de variété, reconnaît
l’étudiant. Il faut que les travailleurs rejoignent le mouvement. Nous avons
donné toute notre énergie pour occuper la place de la République, maintenant
nous donnons tout pour en sortir et quitter cet entre-soi. » Pour cela,
la commission grève générale se rapproche des travailleurs et donc des
syndicats. Les organisations traditionnelles sont mieux accueillies sur la
place de la République qu’à la Puerta del Sol. Le mouvement du « 15-M », apparu en
mai 2011 en Espagne pour dénoncer l’austérité et la corruption (4), affichait
sa défiance envers les syndicats et les associations. Ici, ce sont elles qui
ont déposé la demande d’autorisation à la préfecture. Les syndicalistes ont
formé le service d’ordre. L’association Droit au logement leur a permis de
tenir la place. « Le rassemblement ne s’est pas construit comme en
Espagne sur un discours de rejet d’organisations “qui ne nous représentent
pas”. Nous prônons la convergence des luttes donc quand nous avons un acteur
des luttes, nous le laissons intervenir », insiste
Arthur.
La grève
générale serait-elle la solution pour élargir le mouvement ? Le
20 avril dernier, à la Bourse du Travail, lors d’une nouvelle soirée-débat
sur « L’étape
d’après », la
rédaction de Fakir appelle à se joindre aux syndicats
le 1er mai.
Tout est
possible ? Sur les
places transformées en agora, toutes les propositions sont audibles. Mais mieux
vaut se garder de parler de parti politique. Sur la place de la République à
Bordeaux, Vincent, étudiant en histoire de l’art prend la parole en AG pour
défendre une structuration politique du mouvement. Grondements dans la foule.
Rapidement, il doit se défendre de vouloir créer un nouveau Podemos. Si la
formation lancée par Pablo Iglesias a réussi à devenir la troisième force
politique espagnole, c’est en cédant beaucoup de son horizontalité.
Aujourd’hui, l’aversion pour toute structuration politique paraît majoritaire.
La plupart estiment que la création d’un parti politique serait synonyme de
reddition démocratique. Et craignent que le mouvement ne s’amollisse dans le
jeu électoral.
« Et si Nuit debout, c’était ça, tout simplement ? » s’interroge
un trentenaire au RSA qui se fait appeler Nycky. « Un moment au
cours duquel les gens se rencontrent, discutent et découvrent des luttes. » Au fil des
petites discussions sur le vivre ensemble et des grands débats sur l’avenir du
mouvement et de la démocratie, « quelque
chose » se passe.
On apprend ou réapprend à débattre, à s’écouter, à prendre la parole. « Les gens
s’autorisent enfin à penser, remarque Hélène, une psychosociologue d’une
soixantaine d’années. C’est déjà fondamental ».
Pour les « zadistes » comme pour
les « indignés », occuper
un espace constitue un acte politique à part entière, au même titre que la
pétition ou la grève générale. Emma, 34 ans, fait partie des « indignés » espagnols
restés mobilisés après le mouvement du 15 mai. Elle est venue soutenir le
mouvement à Paris car pour elle, c’est ainsi que se jouent les changements de
demain. « Nous sommes en ce moment en Europe dans une période de mutation
générationnelle. C’est une autre façon de concevoir la politique, de lutter, de
communiquer, d’utiliser Internet… Nous ne nous identifions pas à la ligne
traditionnelle de gauche. Nous travaillons sur les réseaux sociaux et sur les
places pour réveiller les gens, pour construire une société qui bouge et pour
changer le statu quo. Les activistes ne vont pas changer le monde a eux seuls,
c’est l’ensemble de la société qui peut y arriver. » Un appel
international est lancé pour le 15 mai : « une grande
action internationale (…) pour occuper massivement les places publiques partout
dans le monde à cette date. »
Ils sont
nombreux à croire en la puissance performative du mouvement. Selon certains,
chaque nuit passée ici constitue une réinvention du politique. Chaque place
occupée, un camp d’entraînement démocratique. Pour Quentin, 35 ans, c’est
aussi cela Nuit debout, « On voit que c’est complexe de s’organiser, de réussir
à faire sortir des choses, mais c’est précisément ça qui est intéressant. » Il a cessé
de croire que le changement pourrait venir des élections. « Nous avons
commencé ce quinquennat avec un certain enthousiasme. Nous avons cru à ce
président et aujourd’hui, nous nous retrouvons dans une impasse. C’est ça qui
m’a poussé à descendre sur la place. » En cela
réside la particularité fondamentale du mouvement : les participants
n’attendent plus rien d’une alternance politique. « Il n’y a pas
d’objectif électoral à moins de changer le système électoral ! », résume
Steve, étudiant en médecine. Et après, donc ? « On
réinvente. Mais patience !, implore-t-il. Créer un nouveau projet de société
demande de l’humilité, du travail, du temps. » Cette prise
de conscience est commune à de nombreux participants des Nuits, confrontés aux
lourdeurs et à la complexité du pari démocratique. Mais loin de décourager,
cette prise de conscience est aussi une manière d’alimenter la révolte : « Seul un
changement économique pourrait donner aux gens le temps de s’investir
politiquement. » Steve, rêve déjà que les Nuits debout durent jusqu’à
cet été, qu’elles se transforment en assemblées permanentes pour recueillir la
parole du peuple.
Agora numérique
« Hackers »,
« periscopeurs »,
« youtubers »
ou simples « followers » :
beaucoup veulent croire que les nouveaux outils numériques changent la donne. « On
n’aime pas nécessairement les réseaux sociaux, mais on les utilise comme des
outils, analyse
Emma, la militante espagnole qui a monté le centre médiatique de Nuit debout. C’est
comme la presse et les tracts à une autre époque. Aujourd’hui, une grande
partie de la jeunesse n’achète pas les journaux, mais se retrouve sur Facebook,
Twitter et Whatsapp. Il faut rentrer dans leur monde avec des idées, des
visuels, des émotions qui peuvent les amener à penser différemment. »
Les réseaux sociaux pour mobiliser, d’une part. Et d’autre part, des
applications, sites et plate-formes pour voter, analyser, rédiger, débugger,
rassembler. En bref : faciliter la prise de décision. « Si
les gens peuvent voter pour la StarAc avec leur smartphone, ils peuvent voter
contre le Tafta »,
conclut un étudiant, ordinateur de poche en main (lire « Le
refus du libre-échange »).
Léa Ducré
Journaliste.
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