1.
À l’époque dite « démocratique », un système de domination est une
créature paradoxale qui, précisément parce que l’époque se veut
« démocratique », refuse catégoriquement de se reconnaître comme
système. Il suffit pourtant d’un commencement de mise en cause de ses
intérêts vitaux pour volatiliser aussitôt sa comédie du déni et le
rendre à nouveau manifeste. Le système est d’ailleurs tellement système
qu’il ne sort du registre de la dénégation que pour tomber dans celui de
l’hystérie. Du moment où, échappant au statut de candidature
folklorique, la possibilité de Mélenchon est devenue sérieuse, tous les
faux-semblants du maintien démocratique, toutes les contentions de
l’objectivité raisonnable se sont instantanément effondrées pour enfin
faire voir un vrai visage : unanime et fulminant.
Une expérience de réalité valant toujours mille fois mieux qu’une
élaboration abstraite privée de chair, il aura suffi d’une semaine de
clinique des médias en situation de stress politique — comme toujours
les seules vraiment révélatrices — pour volatiliser d’un coup ce que les
temps ordinaires parviennent peu ou prou à cacher, et pour savoir quel
compte tenir des protestations demi-habiles, offusquées par une
déontologie intellectuelle toute de circonstance qu’on puisse envisager
conceptuellement l’existence de quelque chose comme « le-système » ou
« lémédia ». Comme en 2005 lors du référendum européen, une courte
semaine de fusion hystérique et d’unanimité écumante aura ici offert une
leçon de choses plus éloquente que toutes les sociologies à froid.
On dispose donc des moyens expérimentaux les plus simples pour faire
le départ entre une certaine sorte d’antisystème, dont le frelaté
s’attire aussitôt la pâmoison du système, et une autre qui lui fait
faire, dans un mouvement de compulsion-réflexe, la démonstration
éclatante que tout son travail de dénégation s’efforce habituellement de
retenir. Pour rudimentaire qu’il soit, ou peut-être pour cette raison
même, le protocole offre alors de robustes conclusions : il suffit
d’observer les réactions du système, surtout quand elles ont cette
violence, pour faire le tri des prétentions, et savoir qui il tient réellement pour antisystème, qui il juge réellement
dangereux au maintien de ses intérêts essentiels, sorte d’hommage que
le vice rend à la vertu, faisant d’un coup litière des escroqueries les
plus grossières.
2.
Le traitement différencié des « antisystème » offre donc le meilleur
point de vue sur l’économie générale du système. Seule une sensibilité
énervée au charisme de pacotille du candidat Macron permet de continuer à
croire qu’un visage frais et le contournement des partis, aux seules
fins d’un recyclage à large spectre pour faire exactement la même chose,
peut passer pour une subversion du système — dont le bonheur à se
laisser subvertir était depuis le début assez parlant.
Mais c’est certainement le cas de Marine Le Pen qui expose les
propriétés les plus paradoxales, les plus retorses même, de cette
économie générale. Car Le Pen est cette sorte particulière d’antisystème
fonctionnelle au système. Le FN est ce merveilleux péril, cette
providentielle horreur, qui permet à soi seul de « fixer » l’idée
d’alternative et, par cette fixation même, de rendre essentiellement
abominable tout projet de « faire autre chose » — quelle que soit cette
autre chose. Même dans une démocratie aussi approximative que la nôtre,
seul le recours à un monstre de service parvient maintenant à
stabiliser un ordre devenu socialement odieux à des fractions de plus en
plus larges de la population. Il fallait donc aménager la scène de
telle sorte qu’entre le CICE et la bête immonde il n’y ait rien.
Le système et son antisystème préféré ont alors fini par s’installer
dans un rapport de symbiose objective où chacun trouve à prospérer aux
frais de l’autre, le second en cultivant la singularité que lui
reconnaît généreusement le premier (même si c’est négativement), et le
premier en trouvant dans le second le parfait repoussoir qui sert
désormais d’ultime argument à son maintien indéfini. Cette harmonie
fonctionnelle dans laquelle l’ordre s’est fort bien accommodé d’un
« autre » monstrueux, lui accordant le monopole de l’alternative pour se
garantir à lui-même celui de la raison (celle dont Alain Minc aura tant
dessiné le cercle), cette harmonie ne devait surtout pas être perturbée
par l’irruption d’une tierce proposition, qui remanierait complètement
le paysage des différences.
La candidature Mélenchon est cette calamité de la différence
indésirable, celle qu’il fallait impérativement empêcher de surgir pour
préserver l’identité bien installée de « l’antisystème » et du
« nauséabond » — c’est-à-dire l’assurance tous risques du système. On
mesure alors l’exacte teneur démocratique du système à l’énergie qu’il
déploie pour tenter de tuer la seule différence admissible du paysage.
Pour repousser ce sort adverse d’une différence inopportune, il n’a à
tout prendre qu’un seul argument : nier la différence. Ou plutôt nier la
différence de la différence, et faire comme si elle était en définitive
identique à la seule différence dont il aménage la place : la
différence fasciste. On peut remuer en tous sens le fumier de
l’éditorialisme, on n’y trouvera rien qui, en dernière analyse, ne se
ramène à ceci : Mélenchon, c’est Le Pen. On comprend l’urgence et la
grossièreté du procédé : accorder toute autre valeur à la différence
Mélenchon, c’est rouvrir la possibilité, que le système, aidé de son
monstre, s’efforçait de maintenir fermée : la possibilité de faire autre
chose.
3.
Un système dégondé, écumant de falsifications : c’est bien qu’il se
passe quelque chose. La moindre des vertus en politique, c’est quand
même de prêter attention au fait qu’il y ait quelque chose plutôt que
rien. C’est juste aussitôt après de se demander quoi exactement. Ici, il
est indéniable qu’il y a quelque chose. Mais qu’est-il possible d’en
attendre ? La dernière fois qu’il semblait se passer quelque chose
(électoralement parlant, s’entend), c’était en 1981. On se souvient de
la suite. On rappelle, pour parfaire l’évocation, l’admiration de
Mélenchon pour Mitterrand. La conséquence est supposée s’en suivre
logiquement. Elle pourrait pourtant ne pas.
On niera difficilement que la conversion des programmes en politiques
effectives est une opération des plus aléatoires — en tout cas vue
depuis la position d’un électeur. Dans l’état d’asymétrie qui est le
sien, sans même parler des enseignements du passé, la méfiance est
méthodologiquement rationnelle. Cette fois-ci comme jadis. Mais quelle
conclusion en tirer ? En réalité, il n’y en a qu’une, qui se trouve
également répondre, dans la foulée, à cette réflexion plus contemporaine
interrogeant très directement le jeu électoral même, comme pantomime
ajustée à la reproduction du système, ce qu’il est en effet, à bien des
égards – mais peut-être pas infailliblement.
Car aucun des arguments du scepticisme, si bien fondés soient-ils, ne
peut convaincre de négliger la possibilité présente — celle-là même
qu’atteste à son corps défendant la réaction du système. Et c’est au
total un curieux paradoxe qui fait se rejoindre la croyance la plus
naïve en l’élection et son rejet le plus radical, l’un et l’autre ayant
d’une certaine manière en partage d’avoir incorporé la dépossession
passive qui accompagnerait nécessairement le mandat voté. Mais où est-il
écrit que l’activité politique s’arrête après l’élection ? Si c’était
effectivement le cas, on ne pourrait qu’accorder au sceptique son
désintérêt de principe. Mais ça ne l’est pas, en tout cas pas
nécessairement. Un second paradoxe, déduit du précédent, veut alors
qu’il y ait quelque chose à faire d’une élection même par la critique
radicale de l’élection. Non pas s’en contenter bien sûr : s’en servir.
La critique voit juste quand elle découvre la réalité des forces qui
se tiennent sous le système formel de l’élection et garantissent
normalement qu’il joue dans la « bonne » direction, ou bien qu’il
remette promptement l’élu dans les rails si, par un raté, il a joué dans
la « mauvaise » — 1981. À ce compte-là en effet, inutile de se
déplacer. En tout cas si c’est pour retourner à la passivité aussitôt
après. Mais ce que le « mauvais » élu ne peut pas faire tout seul, il
peut le faire aidé, ou s’il le faut poussé, par une masse qui n’a pas démobilisé — à l’évidence, en matière européenne, « pousser » ne sera pas du luxe…
De toute façon, le lieu réel du rapport de force avec le capital,
européen comme national, est dans la rue. Mais ce rapport va plus ou
moins loin selon qu’il vient, ou non, d’être encouragé par une élection
qui affiche d’aller dans la même direction. À quoi sert alors une
élection ? À être prise au mot, voire emportée au-delà de ce qu’elle
aurait souhaité. En 1936, c’est la grève générale — post-électorale —
qui arrache des mains de Blum dix fois plus qu’il n’aurait donné de
lui-même. Encore fallait-il qu’un signe fût donné à la mobilisation. Les
signes d’encouragement venus d’en-haut n’ont sans doute rien de
nécessaire, mais disons quand même que lorsqu’ils viennent, ils ne sont
pas malvenus.
On peut alors dire ce qu’on veut de la candidature de Mélenchon, mais
pas lui retirer d’être ce signe en puissance — on n’entendrait pas
pareils glapissements autrement. Abroger la loi El Khomri ; priver la
police de LDB et de Taser, dont les manifestants du printemps dernier
savent très bien de quoi il y va ; supprimer les stock-options et
limiter l’écart des salaires de 1 à 20 ; interdire les versements de
dividendes aux entreprises qui licencient ; plus important que tout :
instituer un droit de préemption des salariés pour reprendre en
coopérative leur entreprise si elle ferme, etc. ; ce sont les
indications d’une cohérence. Une cohérence limitée, pourra-t-on toujours
trouver, mais dont il dépend d’électeurs n’abdiquant pas, le scrutin
passé, d’être des sujets politiques de savoir jusqu’où elle peut être
emmenée.
4.
La première question est donc toute stratégique : va-t-on plus loin,
ou moins loin, avec un élu qui affiche lui-même cette direction ? Et la
seconde toute pratique : « on » sera-t-il suffisamment nombreux pour
aider l’élu — et si nécessaire, le pousser au train — afin de convertir
l’encre des programmes en réalité ? Si l’on en tient pour la comparaison
avec 1981, il n’y a pas lieu d’être optimiste. Mais ça n’est pas la
comparaison pertinente. Un paradoxe de plus (le dernier) veut que les
deux situations diffèrent profondément par la propriété qu’elles ont en
commun : être des fins de cycle. Mais ce sont deux choses diamétralement
opposées qui finissent en l’un et l’autre cas. Dans un parfait
contretemps politique, l’élection de Mitterrand venait fermer le cycle
keynésien-fordien de l’État social : commencement de la grande
régression néolibérale. Quelles mobilisations pouvait-il y avoir dans un
tel contexte de recul et d’adversité idéologiques ?
Trente-six ans plus tard, c’est le néolibéralisme lui-même qui arrive
en bout de course, et fait lever une contestation internationale. Les
données générales de la légitimité sont sur le point de basculer. Que le
capital soit plus agressivement conquérant que jamais n’empêche pas
qu’il est en train de perdre la bataille du bon droit. C’est bien
d’ailleurs cette défaite, déjà consommée, qui crée la possibilité
Mélenchon — comme elle créé, avec des bonheurs variés, des possibilités
Sanders, Podemos, Corbyn, etc. Partout dans le salariat, jusque chez les
cadres — normalement la base sociale même du système —, la colère se
répand, l’abus capitaliste manifeste, généralisé, déboutonné, devient
odieux.
Si composite soit-elle, cette masse-là relève la tête. Une part
d’elle investit le vote Mélenchon et ne lui donne pas d’autre sens que
de mettre un terme à l’outrance du capital, peut-être même de le faire
plier. Que ce sens puisse être en excès de ce que le candidat a lui-même
le désir de faire et de combien, c’est ce que nous verrons. Mais, dans
son orientation générale, l’investissement ne se trompe pas. Il se
trompe d’autant moins qu’il a maintenant la conjoncture symbolique pour
lui — et, partant, la possibilité de la transformer en conjoncture
politique. Exercer la possibilité ou pas ? Voilà la seule question.
1981-2017 : trente-six ans, comptions-nous. C’est long. L’histoire se
montre parcimonieuse quand il s’agit d’ouvrir quelques fenêtres aux
dominés. Mais il lui arrive de le faire, même si c’est sur le seul mode
de l’entrebâillement. Sans doute les luttes sociales n’ont-elles pas à
attendre que les fenêtres s’ouvrent toutes seules, et il leur arrive de
les forcer elles-mêmes — 1968, 1995… Mais elles ne se portent pas plus
mal quand quelqu’un vient leur tirer le loquet. La moindre des choses
c’est de ne pas dormir à ce moment-là et, bien réveillé, de donner de
l’épaule comme il faut, pour qu’enfin on respire.
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