Bouillonnement antisystème en Europe et aux États-Unis
En Occident, contestation de gauche... et de droite
Pas de flonflons pour célébrer le
soixantième anniversaire du traité de Rome et du Marché commun, le
25 mars. La bannière européenne a perdu son éclat, tant les politiques de
l’Union se sont révélées désastreuses. Partout ont fleuri des mouvements
antisystème. Dans quelques pays, ils se situent résolument à gauche. Mais
nombre d’entre eux font de la xénophobie leur fonds de commerce.
l y a
vingt-cinq ans, l’expression « mouvement antisystème » était fréquemment employée, notamment par les
sociologues Immanuel Wallerstein et Giovanni Arrighi, pour décrire les diverses
forces de gauche hostiles au capitalisme. De nos jours, elle reste pertinente
en Occident, mais sa signification a changé. Les mouvements contestataires qui
se sont multipliés au cours des dix dernières années ne se rebellent plus
contre le capitalisme, mais contre le néolibéralisme — c’est-à-dire la
déréglementation des flux financiers, la privatisation des services publics et
le creusement des inégalités sociales, cette variante du règne du capital mise
en place en Europe et aux États-Unis depuis les années 1980. L’ordre
politique et économique qui en découle a été accepté presque indistinctement
par des gouvernements de centre droit et de centre gauche, consacrant le
principe de la pensée unique illustré par la maxime de Margaret Thatcher :
« Il
n’y a pas de solution de rechange » (There is no alternative , ou
TINA). Deux types de mouvements se sont développés en réaction à ce système. De
droite ou de gauche, ils sont stigmatisés par les classes dirigeantes, qui les
présentent comme une menace unique : celle du populisme.
Ce n’est pas un
hasard si ces mouvements sont d’abord apparus en Europe plutôt qu’aux
États-Unis. Soixante ans après le traité de Rome, l’explication est simple. Le
Marché commun de 1957, qui prolongeait la Communauté européenne du charbon
et de l’acier (CECA) — conçue par Robert Schuman à la fois pour éviter le
retour d’un siècle d’hostilités franco-allemandes et pour consolider la
croissance économique d’après-guerre en Europe de l’Ouest —, était le
produit d’une période de plein-emploi et de hausse des salaires moyens,
d’ancrage de la démocratie représentative et de développement des systèmes de
redistribution. Les accords commerciaux découlant du Marché commun empiétaient
peu sur la souveraineté des États membres, qui s’en trouvaient renforcés plutôt
qu’affaiblis.
Les budgets et les
taux de change étaient décidés au niveau national, par des Parlements
responsables devant leurs électeurs, où l’on débattait avec vigueur
d’orientations politiques très distinctes. Paris s’était d’ailleurs illustré en
freinant les tentatives de la Commission de Bruxelles d’étendre ses
prérogatives. La France du général de Gaulle mais aussi, de manière beaucoup
plus discrète, l’Allemagne de l’Ouest de Konrad Adenauer conduisaient une
politique étrangère indépendante de Washington et capable de lui résister.
La fin des « trente
glorieuses »
a bouleversé cette construction. Dès le milieu des années 1970, les
sociétés capitalistes développées sont entrées dans une longue phase de déclin,
analysée par l’historien américain Robert Brenner (1) :
décennie après décennie, une diminution durable des taux de croissance et un
ralentissement de la productivité, moins d’emplois et plus d’inégalités, le
tout ponctué par de fortes récessions. À partir des années 1980, au
Royaume-Uni et aux États-Unis d’abord, puis dans toute l’Europe, la stratégie
s’inverse : réduction des allocations sociales, privatisation des
industries et des services publics, déréglementation des marchés financiers. Le
néolibéralisme fait son entrée. En Europe, cependant, il acquiert au fil du
temps une forme institutionnelle particulièrement rigide, à mesure que le
nombre d’États membres de ce qui deviendra l’Union européenne est multiplié par
quatre, englobant ainsi une grande zone de main-d’œuvre bon marché à l’est.
Du marché unique
(1986) au pacte budgétaire (2012) en passant par le pacte de stabilité et de
croissance (1997), les Parlements nationaux ont été supplantés par une
structure d’autorité bureaucratique protégée de la volonté populaire, comme
l’avait prédit et réclamé l’économiste ultralibéral Friedrich Hayek. Une fois
cette mécanique en place, une austérité draconienne a pu être imposée d’en haut
à un électorat sans recours, sous la direction conjointe de la Commission
européenne et d’une Allemagne réunifiée devenue l’État le plus puissant de
l’Union, et dont les penseurs dominants annonçaient sans précaution la vocation
hégémonique sur le continent. Pendant la même période, l’Union et ses membres
ont cessé de jouer un rôle dans le monde et d’agir à rebours des directives
américaines (2).
Lors de la dernière phase de cette subordination, ils se sont placés aux
avant-postes des politiques de néo-guerre froide envers la Russie, orchestrées
par Washington et payées par l’Europe.
Abrogation du contrôle
démocratique
Dès lors que,
faisant fi des référendums successifs, la caste de plus en plus oligarchique de
l’Union européenne se joue de la volonté populaire et inscrit ses diktats
budgétaires dans la Constitution, il n’est pas étonnant qu’elle provoque tant
de mouvements de contestation de tous bords. À quoi ressemblent-ils ?
Dans le noyau dur de l’Europe d’avant l’élargissement, autrement dit l’Europe
occidentale de la guerre froide (écartons pour l’instant l’Europe centrale et
orientale, dont la topographie était alors radicalement différente), les
mouvements de droite dominent l’opposition au système en France (Front
national, FN), aux Pays-Bas (Parti pour la liberté, PVV), en Autriche (Parti de
la liberté d’Autriche, FPÖ), en Suède (Démocrates de Suède), au Danemark (Parti
populaire danois, DF), en Finlande (Vrais Finlandais), en Allemagne
(Alternative pour l’Allemagne, AfD) et au Royaume-Uni (UKIP).
En Espagne, en
Grèce et en Irlande prévalent en revanche des mouvements de gauche,
respectivement Podemos, Syriza et Sinn Féin. L’Italie constitue un cas à part
dans la mesure où elle conjugue un mouvement antisystème situé clairement à
droite, la Ligue du Nord, et un parti, plus puissant encore, qui dépasse le
clivage gauche-droite : le Mouvement 5 étoiles (M5S). La rhétorique
extraparlementaire de ce dernier sur l’impôt et l’immigration le classerait à
droite, mais son action parlementaire le situe plutôt à gauche, en raison de la
constante opposition qu’il a manifestée au gouvernement de M. Matteo
Renzi, notamment sur les questions d’éducation et de déréglementation du marché
du travail, et de son rôle décisif dans la mise en échec du projet de rendre
plus autoritaire la Constitution italienne (3).
À cet ensemble s’ajoute Momentum, une organisation qui a émergé au Royaume-Uni
pour favoriser l’élection inattendue de M. Jeremy Corbyn à la tête du
Labour. À l’exception de l’AfD, tous les mouvements de droite sont apparus
avant la crise de 2008, pour certains pendant les années 1970, voire
plus tôt encore. En revanche, la montée de Syriza et la naissance du M5S, de
Podemos et de Momentum découlent de la crise financière mondiale.
Dans ce décor
général, le fait central est que, dans leur ensemble, les mouvements de droite
pèsent plus lourd que ceux de gauche, si l’on en juge par le nombre de pays où
ils dominent et par leur force électorale cumulée. Cet avantage s’explique par
la structure du système néolibéral contre lequel ils s’insurgent, qui trouve
son expression la plus brutale et la plus concentrée dans ce qu’est devenue
l’Union européenne.
Son ordre se fonde
sur trois principes : réduction et privatisation des services publics,
abrogation du contrôle et de la représentation démocratiques, déréglementation
des facteurs de production. Tous trois sont omniprésents au niveau national en
Europe comme ailleurs, mais ils se manifestent de manière plus intense encore
au sein de l’Union. L’attestent les pressions infligées à la Grèce, la série de
référendums bafoués et l’ampleur croissante du dumping salarial. Dans l’arène
politique, ces orientations directrices alimentent les inquiétudes principales
de la population et motivent ses manifestations d’hostilité au système, qui
concernent l’austérité, la perte de souveraineté et l’immigration.
Les mouvements
antisystème se différencient par l’importance qu’ils attribuent à chacun de ces
facteurs, déterminant ainsi les aspects de la palette néolibérale qu’ils
choisissent de cibler en priorité.
La raison la plus
évidente du succès des mouvements de droite tient à ce qu’ils se sont d’emblée
approprié la question de l’immigration. Ils jouent sur les réactions xénophobes
et racistes afin de gagner le soutien des couches de la population les plus
vulnérables. À l’exception des mouvements néerlandais et allemand, adeptes du
libéralisme économique, cette position est intimement associée non à la
dénonciation mais à la défense de l’État-providence, menacé selon eux par
l’arrivée de migrants — une thèse défendue par les mouvements antisystème de
droite en France, au Danemark, en Suède et en Finlande.
Toutefois, on
aurait tort d’attribuer leur avantage à ce seul argument. Dans certains États
importants, comme l’illustre le FN, ils combattent également sur d’autres
fronts, par exemple celui de l’union monétaire. L’euro et la Banque centrale
tels qu’ils ont été conçus à Maastricht ont associé l’austérité et le déni de
la souveraineté populaire dans un seul et même système. Les mouvements de
gauche les mettent en accusation avec autant de véhémence, voire davantage,
mais ils tendent à proposer des solutions moins radicales. En revanche, le FN
ou la Ligue du Nord préconisent des remèdes draconiens et percutants aux « fléaux »
de la monnaie unique et de l’immigration : sortir de la zone euro et
fermer les frontières. La gauche, à quelques exceptions près, n’a pas formulé
d’exigences aussi explicites. Elle propose au mieux d’apporter à la monnaie
unique quelques ajustements techniques trop complexes pour mobiliser un large
électorat ;
sur l’immigration, il est rare qu’elle aille au-delà des bons sentiments.
Un statu quo détesté
L’immigration et
l’union monétaire posent problème à la gauche pour des raisons historiques. Le
traité de Rome reposait sur la promesse d’une libre circulation des capitaux,
des biens et de la main-d’œuvre au sein d’un Marché commun européen. Tant que
celui-ci se limitait aux pays d’Europe occidentale, seule la mobilité des deux
premiers facteurs de production comptait vraiment, les migrations
transfrontalières restant en général — la France est une exception — plutôt
modestes. Cependant, à compter de la fin des années 1960, la population de
travailleurs immigrés issue des anciennes colonies africaines, asiatiques et
caribéennes ainsi que des régions semi-coloniales de l’ancien Empire ottoman
atteignait déjà un nombre significatif. L’élargissement à l’Europe centrale a
ensuite amplifié les migrations intra-européennes. Enfin, les interventions
néo-impérialistes successives dans les anciennes colonies méditerranéennes —
l’attaque-éclair en Libye en 2011 et la participation indirecte à la
guerre civile en Syrie — ont amené en Europe des vagues de réfugiés et un
terrorisme de représailles.
Tout cela a attisé
la xénophobie, dont les mouvements antisystème de droite ont fait leur fonds de
commerce et que la gauche combat par fidélité à la cause de l’internationalisme
humaniste. Les mêmes inclinations ont conduit une grande partie de cette
dernière à résister à toute idée de mettre un terme à l’union monétaire, ce qui
conduirait selon elle à un nationalisme associé aux catastrophes du passé.
L’idéal de l’unité européenne reste à ses yeux une valeur fondamentale. Mais
l’Europe réellement existante de l’intégration néolibérale constitue un ordre
plus cohérent que toutes les solutions hésitantes qui lui ont été opposées
jusque-là. L’austérité, l’oligarchie et la mobilité forment un système
interconnecté. La troisième est indissociable de la deuxième : aucun
électeur des pays européens n’a jamais été consulté sur l’arrivée plus ou moins
importante de main-d’œuvre étrangère dans sa société, laquelle s’est toujours
produite à son insu.
La négation de la
démocratie qu’est devenue la structure de l’Union a exclu d’emblée toute possibilité
de se prononcer sur ces questions. Le rejet de cette Europe-là par les
mouvements de droite apparaît plus cohérent politiquement que celui de la
gauche — une autre raison de l’avance des premiers sur la seconde.
L’arrivée du M5S,
de Syriza, de Podemos et de l’AfD a marqué un bond en avant du mécontentement
populaire en Europe. Les sondages actuels affichent des niveaux record de rejet
de l’Union. Mais, à gauche comme à droite, le poids parlementaire des
mouvements antisystème reste limité. Au niveau européen, lors des dernières
échéances électorales, les trois meilleurs résultats de la droite antisystème —
obtenus par l’UKIP, le FN et le Parti populaire danois — se situaient aux
alentours du quart des voix. Au niveau national, en Europe de l’Ouest, le score
moyen de toutes ces forces — gauche et droite confondues — atteint environ 15 %.
Un sixième de l’électorat ne représente pas une menace sérieuse pour l’ordre
établi. Un quart peut poser problème, mais le « danger populiste » dont s’alarme la presse demeure très relatif. Les
seules fois où un mouvement antisystème a accédé au pouvoir (ou semblait sur le
point d’y parvenir), c’était à cause d’un mode de scrutin censé favoriser des
partis majoritaires et qui s’est retourné contre ces derniers, comme en Grèce,
ou qui a failli le faire, comme en Italie.
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