Miguel Abensour, l’utopie acharnée
Miguel Abensour
(1939-2017) nous a quittés à l’âge de 78 ans. Professeur émérite de
l’université Paris-VII, ancien président du Collège international de
philosophie, il avait consacré une grande partie de ses travaux à l’École de
Francfort, et n’a eu de cesse d’interroger le concept et la mise en pratique de
l’émancipation.
Un utopiste
debout, telle était la posture, au sens physique du terme, adoptée depuis des
années par Miguel Abensour. Penseur discret mais référentiel chez les tenants
de la pensée critique et d’une gauche qui ne renonce pas, son œuvre n’a jamais
été souillée par les compromissions liées à la recherche de gloire. Penseur du
conflit, l’éloge du faux consensus en vogue l’irritait profondément, quand les
résidus de fascisme incorporés dans le discours dominant le révoltaient au plus
haut point.
Dans ses livres, il a contribué à diffuser la pensée
de Walter Benjamin, si cher à son cœur, tandis que le prof plébiscité qu’il
était l’a fait connaître à des générations d’étudiants. Il le choyait comme un
compagnon de route qu’il n’avait pu connaître, même si c’était sans doute un
peu le cas, tant il avait pénétré et pétri son œuvre des années durant. Une
œuvre peuplée de chiffonniers, d’anges rédempteurs et de « lumières pour enfants ». Une œuvre
complexe et prolifique dans laquelle Miguel Abensour savait déambuler les yeux
fermés, ayant toujours en tête la partie de l’ouvrage dans laquelle figurait
tel fragment ou le chapitre au sein duquel s’appliquait telle référence
marxiste. Marx qui habitait aussi Miguel Abensour, auteur de La Démocratie contre l’État, sous-titré Marx et le moment machiavélien, mais
aussi, avec son ami Louis Janover, d’un ouvrage sur Maximilien
Rubel, pour redécouvrir Marx.
Directeur depuis 1974 de la collection « Critique de
la politique » chez Payot, il a longtemps fait figurer comme en-tête de ses
volumes rouges ce manifeste dont il était l’auteur : « La critique
de la politique se définit par le refus de la sociologie politique qui,
prétendant édifier une science du politique, tend à faire de la politique une
science ; par le choix d’un point de vue : écrire sur la politique du côté des
dominés, de ceux d’en bas, pour qui l’état d’exception est la règle ; par
l’interrogation fondamentale formulée par La Boétie : pourquoi la majorité des
dominés ne se révolte-t-elle pas ? »
Pour casser cette inertie mortifère, Miguel Abensour
avait une formule qu’il affectionnait : celle de « conversion utopique », qui
avait su faire ses preuves durant la Commune ou la révolution spartakiste. Il
l’expliquait ainsi :«Il s’agit de repenser les attitudes,
les affects qui accompagnent ce choix, de percevoir dans l’utopie un processus
dynamique, un mouvement qui consiste à se détacher de l’ordre établi pour se
tourner, non vers un nouvel ordre, mais vers un nouvel être-au-monde, vers un
nouvel être-ensemble, vers une nouvelle forme de communauté humaine […].Si l’on veut rechercher une spécificité de l’utopie
et échapper à la platitude de la définition courante, qui prend un malin
plaisir à mettre en valeur le caractère irréalisable et donc irresponsable,
pour mieux liquider le lien entre utopie et altérité, il faut envisager
l’utopie comme une expérience au
sens fort du terme, qui instaure un nouveau rapport au monde, aux autres, à
soi. » Miguel Abensour aura toujours été fidèle à cette
manière d’être au monde, infiniment critique de l’ordre établi, mais jamais
résigné.
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