Le
capitalisme touche à sa fin
LE MONDE | 16.12.2008
Signataire du manifeste du
Forum social de Porto Alegre ("Douze propositions pour un autre monde
possible"), en 2005, vous êtes considéré comme l'un des inspirateurs du
mouvement altermondialiste. Vous avez fondé et dirigé le Centre Fernand-Braudel pour l'étude de l'économie des systèmes historiques et des
civilisations de l'université de l'Etat de New York, à Binghamton. Comment
replacez-vous la crise économique et financière actuelle dans le "temps
long" de l'histoire du capitalisme ?
Immanuel Wallerstein : Fernand Braudel (1902-1985)
distinguait le temps de la "longue durée", qui voit se succéder dans l'histoire humaine des systèmes régissant les rapports de l'homme à
son environnement matériel, et, à l'intérieur de ces phases, le temps des cycles longs
conjoncturels, décrits par des économistes comme Nicolas Kondratieff
(1982-1930) ou Joseph Schumpeter (1883-1950). Nous sommes aujourd'hui
clairement dans une phase B d'un cycle de Kondratieff qui a commencé il y a
trente à trente-cinq ans, après une phase A qui a été la plus longue (de 1945 à
1975) des cinq cents ans d'histoire du système capitaliste.
Dans une phase A, le profit est généré par la production matérielle,
industrielle ou autre ; dans une phase B, le capitalisme doit, pour continuer à générer du profit, se financiariser et se réfugier dans la spéculation. Depuis plus de trente ans, les entreprises, les Etats
et les ménages s'endettent, massivement. Nous sommes aujourd'hui dans la
dernière partie d'une phase B de Kondratieff, lorsque le déclin virtuel devient
réel, et que les bulles explosent les unes après les autres : les faillites se
multiplient, la concentration du capital augmente, le chômage progresse, et
l'économie connaît une situation de déflation réelle.
Mais, aujourd'hui, ce moment du cycle conjoncturel coïncide avec, et par
conséquent aggrave, une période de transition entre deux systèmes de longue durée.
Je pense en effet que nous sommes entrés depuis trente ans dans la phase
terminale du système capitaliste. Ce qui différencie fondamentalement cette
phase de la succession ininterrompue des cycles conjoncturels antérieurs, c'est
que le capitalisme ne parvient plus à "faire système", au sens où
l'entend le physicien et chimiste Ilya Prigogine (1917-2003) : quand un
système, biologique, chimique ou social, dévie trop et trop souvent de sa
situation de stabilité, il ne parvient plus à retrouver l'équilibre, et l'on assiste alors à une bifurcation.
La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la
dominaient jusqu'alors, et l'on voit émerger une lutte, non plus entre les tenants et les adversaires du système, mais
entre tous les acteurs pour déterminer ce qui va le remplacer. Je réserve l'usage du mot "crise" à ce type de période. Eh
bien, nous sommes en crise. Le capitalisme touche à sa fin.
Pourquoi ne s'agirait-il pas plutôt d'une
nouvelle mutation du capitalisme, qui a déjà connu, après tout, le passage du
capitalisme marchand au capitalisme industriel, puis du capitalisme industriel
au capitalisme financier ?
Le capitalisme est omnivore, il capte le profit là où il est le plus
important à un moment donné ; il ne se contente pas de petits profits marginaux
; au contraire, il les maximise en constituant des monopoles - il a encore
essayé de le faire dernièrement dans les biotechnologies et les technologies de l'information. Mais je pense que les possibilités d'accumulation réelle
du système ont atteint leurs limites. Le capitalisme, depuis sa naissance dans
la seconde moitié du XVIe siècle, se nourrit du différentiel de richesse entre
un centre, où convergent les profits, et des périphéries (pas forcément
géographiques) de plus en plus appauvries.
A cet égard, le rattrapage économique de l'Asie de l'Est, de l'Inde, de l'Amérique latine,
constitue un défi insurmontable pour "l'économie-monde" créée par
l'Occident, qui ne parvient plus à contrôler les coûts de l'accumulation. Les trois courbes mondiales des prix de la
main-d'oeuvre, des matières premières et des impôts sont partout en forte hausse depuis des décennies. La courte période
néolibérale qui est en train de s'achever n'a inversé que provisoirement la tendance : à la fin des années 1990, ces
coûts étaient certes moins élevés qu'en 1970, mais ils étaient bien plus
importants qu'en 1945. En fait, la dernière période d'accumulation réelle - les
"trente glorieuses" - n'a été possible que parce que les Etats
keynésiens ont mis leurs forces au service du capital. Mais, là encore, la
limite a été atteinte !
Y a-t-il des précédents à la phase actuelle,
telle que vous la décrivez ?
Il y en a eu beaucoup dans l'histoire de l'humanité, contrairement à ce que
renvoie la représentation, forgée au milieu du XIXe siècle, d'un progrès
continu et inévitable, y compris dans sa version marxiste. Je préfère me cantonner à la thèse de la possibilité du progrès, et non à son inéluctabilité.
Certes, le capitalisme est le système qui a su produire, de façon extraordinaire et remarquable, le plus de biens et de richesses.
Mais il faut aussi regarder la somme des pertes - pour l'environnement, pour les sociétés - qu'il a engendrées. Le
seul bien, c'est celui qui permet d'obtenir pour le plus grand nombre une vie rationnelle et intelligente.
Cela dit, la crise la plus récente similaire à celle d'aujourd'hui est
l'effondrement du système féodal en Europe, entre les milieux du XVe et
du XVIe siècle, et son remplacement par le système capitaliste. Cette période,
qui culmine avec les guerres de religion, voit s'effondrer l'emprise des autorités royales, seigneuriales et religieuses sur les plus
riches communautés paysannes et sur les villes. C'est là que se
construisent, par tâtonnements successifs et de façon inconsciente, des
solutions inattendues dont le succès finira par "faire système" en
s'étendant peu à peu, sous la forme du capitalisme.
La période de destruction de valeur qui clôt la phase B d'un cycle
Kondratieff dure généralement de deux à cinq ans avant que les conditions
d'entrée dans une phase A, lorsqu'un profit réel peut de nouveau être tiré de nouvelles productions matérielles décrites par Schumpeter, sont
réunies. Mais le fait que cette phase corresponde actuellement à une crise de
système nous a fait entrer dans une période de chaos politique durant
laquelle les acteurs dominants, à la tête des entreprises et des Etats
occidentaux, vont faire tout ce qu'il est techniquement possible pour retrouver
l'équilibre, mais il est fort probable qu'ils n'y parviendront pas.
Les plus intelligents, eux, ont déjà compris qu'il fallait mettre en place quelque chose d'entièrement nouveau. Mais de multiples acteurs
agissent déjà, de façon désordonnée et inconsciente, pour faire émerger de
nouvelles solutions, sans que l'on sache encore quel système sortira de ces
tâtonnements.
Nous sommes dans une période, assez rare, où la crise et l'impuissance des
puissants laissent une place au libre arbitre de chacun : il existe aujourd'hui
un laps de temps pendant lequel nous avons chacun la possibilité d'influencer l'avenir par notre action individuelle. Mais comme cet avenir sera la somme du
nombre incalculable de ces actions, il est absolument impossible de prévoir quel modèle s'imposera finalement. Dans dix ans, on y verra peut-être plus
clair ; dans trente ou quarante ans, un nouveau système aura émergé. Je crois
qu'il est tout aussi possible de voir s'installer un système d'exploitation hélas encore plus violent que le capitalisme,
que de voir au contraire se mettre en place un modèle plus égalitaire et
redistributif.
Les mutations antérieures du capitalisme ont
souvent débouché sur un déplacement du centre de "l'économie-monde",
par exemple depuis le Bassin méditerranéen vers la côte Atlantique de l'Europe,
puis vers celle des Etats-Unis ? Le système à venir sera-t-il centré sur la Chine ?
La crise que nous vivons correspond aussi à la fin d'un cycle politique, celui de
l'hégémonie américaine, entamée également dans les années 1970. Les Etats-Unis
resteront un acteur important, mais ils ne pourront plus jamais reconquérir leur position dominante face à la multiplication des centres de pouvoir, avec l'Europe occidentale, la Chine, le Brésil, l'Inde. Un nouveau pouvoir
hégémonique, si l'on s'en réfère au temps long braudélien, peut mettre encore
cinquante ans pour s'imposer. Mais
j'ignore lequel.
En attendant, les conséquences politiques de la crise actuelle seront
énormes, dans la mesure où les maîtres du système vont tenter de trouver des boucs émissaires à l'effondrement de leur hégémonie. Je pense que la
moitié du peuple américain n'acceptera pas ce qui est en train de se passer. Les conflits internes vont donc s'exacerber aux Etats-Unis, qui sont en passe de devenir le pays du monde le plus instable politiquement. Et n'oubliez pas que
nous, les Américains, nous sommes tous armés...
Propos recueillis par Antoine Reverchon