La méthode d’Henri Lefebvre
« Les catégories (concepts) qui expriment les rapports sociaux
dans la société la plus développée, la société bourgeoise, permettent en
même temps de saisir la structure et les rapports de production de
toutes les sociétés passées, non seulement parce qu’il en subsiste des
vestiges mais parce que certaines virtualités (possibilités) en se
développant ont pris tout leur sens. »
(Henri Lefebvre, La production de l’espace, 1974, p. 79, citant Marx, Grundrisse, introd., Éditions Anthropos, pp. 35 et sq. )
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Henri Lefebvre a dégagé de sa lecture de Marx une manière d’aborder toute réalité sociale. Lefebvre n’a pas fait d’ouvrage de méthodologie. Il n’a pas fait d’enseignement spécifiquement méthodologique. S’il a imposé sa méthode régressive-progressive, c’est surtout « par l’exemple », en la pratiquant. C’est peut-être ce qui explique que, dans les ouvrages de méthodologie des sciences anthropo-sociales, on oublie de signaler cette méthode. Pourtant, on peut penser, avec Sartre, que cette méthode est un outil extrêmement précieux et qu’elle est utilisable dans beaucoup d’autres champs que ceux travaillés par Lefebvre (le rural et l’urbain, principalement). Il me semble donc nécessaire ici de rappeler cet apport essentiel de la recherche de Lefebvre en montrant la ressource que constitue encore aujourd’hui cet apport.
La confrontation au social
Lorsqu’il se confiait[[Entretien avec R. Lourau et Antoine Savoye, cité dans R. Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, Paris, Métaillié, 1988, ch. 16., Lefebvre laissait entendre qu’il ne se trouvait pas très « méthodique » dans sa manière de travailler. Il avait l’impression d’avoir travaillé dans l’improvisation perpétuelle. C’est une auto-évaluation subjective tout à fait exagérée. Certes, Lefebvre a oeuvré de manière très discontinue, alternant des phases de travail intense (nombreuses lectures, périodes de transes d’écriture), et des phases de découverte (son vécu du surgissement de l’urbain dans la lande du sud-ouest de la France dans les années 1950… ).
La période de découverte, c’est l’intuition brusque. La prise de conscience à travers la confrontation de deux situations concrètes. Par exemple, le Béarn et la ville de Bologne. Bologne, pour Lefebvre, c’était une oeuvre humaine qui ne portait plus trace de la nature. De la pierre. De l’eau. Mais plus de terre. Plus de végétation. Une nature seconde, produite. Et le Béarn, en 1955, en était à ce moment fondateur d’une nouvelle « nature ». La destruction de la nature produisant l’urbain. A l’instar de Le Play, qui fut lui aussi un grand voyageur[[Lefebvre a lu Le Play et certains le playsiens (Charles de Ribbes) que nous redécouvrons aujourd’hui, comme en témoigne son article « Problèmes de sociologie rurale », Cahiers internationaux de sociologie, n° VI, PUF, 1949. Sur la discussion de Le Play par Lefebvre, voir Villes et campagnes, sous la direction de G. Friedman, pp. 327 à 333., Lefebvre vécut le voyage comme un moment d’instruction, de conception et de production d’intuitions. Le voyage, ce n’est pas d’abord les « grands voyages » ; avant de circuler dans le monde entier, Lefebvre s’est entraîné à voyager autour de ses « points fixes » (Navarrenx). Il a voyagé dans les Pyrénées, dans la montagne. L’essentiel, c’est la curiosité intense qui finit par provoquer l’intuition. Cette curiosité permet une variété dans la manière d’aborder les objets. Apprendre, cela passe suivant les moments par les livres, par la parole, ou par le regard. Cela dépend de la conjoncture, comme dirait Lefebvre.
C’est pourquoi Lefebvre n’a pas aimé la mode « structuraliste ». A la structure, il oppose le conjoncturel qui, dans sa vie, a toujours été plus important, plus central. Lefebvre ne s’est jamais vécu comme structuré, structural, structurant ou structuraliste. Car la conjoncture – moment où les éléments d’abord épars et les forces supérieures se réunissent – est le moment fondamental de la recherche. C’est le conjoncturel qui brise les structures. Nous touchons là à ce que R. Lourau nomme le « paradigme d’Henri Lefebvre », c’est-à-dire l’articulation de la forme et du fond de la pensée. Ce paradigme du conjoncturel, Lefebvre l’a partagé avec les situationnistes, notamment. Il s’agit de cette passion pour le moment où les structures n’arrivent plus à dominer leurs propres éléments, où ces éléments se rassemblent et forment une conjoncture novatrice. Ce moment est dramatique. D’où l’intérêt que Lefebvre porte au théâtre. Le moment conjoncturel est un moment théâtral. Mai 68 a été un moment théâtral, conjoncture de forces et d’idées qui débouchent sur une autre réalité.
Lefebvre a donc une méthode de travail assez irrégulière, assez improvisée. Cette méthode de travail se différencie de celles de philosophes systématiques ayant une ligne fixe comme Kant ou Spinoza. Lefebvre est persuadé qu’il n’est plus possible de penser de cette manière classique. C’est ce qu’il indique dans l’opposition qu’il construit entre philosophie et méta-philosophie. Pour Lefebvre, la tâche du philosophe n’est plus d’intégrer ce qui se présente à un système, mais au contraire de soumettre ce qu’a pu penser le philosophe à ce qui apparaît, à ce qui se forme, à ce qui se transforme. Tenter de protéger sa pensée contre le nouveau n’a pas de sens. Au contraire, il faut la transformer au contact de ce qui apparaît. Est-ce une méthode ? Peut-être Lefebvre préfère parler de procédure. L’important ici est de montrer que cette procédure lefebvrienne est en rupture profonde avec la posture du philosophe qui veut poser le noyau d’un système en l’élargissant, en y faisant entrer tout ce qu’il rencontre. Ce rapport, cette disponibilité par rapport à l’actuel, par rapport à ce qui surgit explique pourquoi Lefebvre a été si disponible pour passer de la philosophie à la poésie, du rural à l’urbain.
Dans cette optique Lefebvre a publié en fonction d’une logique d’intervention. Il n’a pas eu de stratégie préétablie d’une oeuvre. C’est le rapport de confrontation au social et à ses développements qui amena Lefebvre à écrire et à publier: connaître la réalité, la penser, pour aider à la transformer.
La méthode régressive-progressive
A partir de sa lecture du Capital, mais aussi des Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse) de Marx, Lefebvre a mis au point une méthode de lecture des faits sociaux, la méthode régressive-progressive, qui consiste à partir de l’actuel, puis à remonter dans le passé. Ce n’est pas la méthode historique dans la mesure où celle-ci consiste à s’installer dans le passé et à essayer de voir ce qui a eu lieu, ce qui s’est passé à telle ou telle époque. Dans cette perspective, l’historien tire ensuite des analogies, des comparaisons, des conséquences…
La méthode que Lefebvre dégage de l’œuvre de Marx consiste plutôt à partir de ce qui existe. Pour Marx, c’était le capitalisme, le capitalisme industriel avec ses implications, dont le marché mondial (que Marx n’a pas tellement vu, puisqu’au XIXe siècle il avait surtout affaire au marché pré-capitaliste). A partir de l’actuel que l’on analyse, on remonte de proche en proche aux conditions de cette réalité actuelle. On tente de dégager, à travers cette démarche régressive, ce qui a précédé le présent. Ensuite, on reprend le processus en sens contraire pour éclairer, élucider, déployer, développer… On essaye de voir tous les possibles (les « virtualités ») contenus dans la situation présente. On essaye ainsi d’éclairer le futur en tentant de mettre au jour le possible et l’impossible. L’originalité de Lefebvre, même s’il a trouvé le principe de cette méthode chez Marx, c’est de l’appliquer à des formes sociales concrètes : la nation, la communauté paysanne, l’urbain, l’État, etc.
Lefebvre a fait surgir le concept d’urbain de son étude de la campagne et de la ville. Il est passé de l’étude du monde rural à celle de la réalité urbaine à la fin des années 1950. L’urbain, Lefebvre le conçoit, alors, à partir de l’analyse de la crise de la ville. La ville traditionnelle éclate lorsque se développent de nouvelles réalités comme Mourenx, et qu’il n’est plus guère possible de distinguer la ville de la campagne. L’industrie réorganise l’espace, le redéploie. Lefebvre étudie le double mouvement d’explosion, naissance des périphéries, et d’implosion, centralité accrue des centres de décision, des centres d’autorité, des centres de répression. L’urbain, c’est le concept qui rend compte de cette double évolution caractérisée par le mouvement d’explosion/implosion des centres et des périphéries, et de tout le dérangement social, de toute la réorganisation sociétale qui l’accompagne. L’émergence du concept d’urbain est donc un produit de cette méthode régressive-progressive.
Sartre, disciple de Lefebvre ?
Lefebvre a pour la première fois clairement formulé cette méthode dans un article de 1953[[« Perspectives de la sociologie rurale », Cahiers Internationaux de sociologie, 1953, repris dans Du rural à l’urbain, 1970, pp. 63 à 78. où, pour expliciter sa méthode, il s’appuie sur le métayage. Cet article a été rendu célèbre par Jean-Paul Sartre, puisque l’auteur de la Critique de la raison dialectique en a tiré sa propre méthode. Sartre explique l’origine de Question de méthode dans l’introduction de la Critique de la raison dialectique. Au départ, une revue polonaise décide de consacrer un numéro à la culture française. Elle passe commande à Sartre d’un article sur la situation de l’existentialisme en 1957. Sartre explique qu’il n’aime pas parler de l’existentialisme. Nommer, définir, c’est fermer la boucle. Mais il veut profiter de l’occasion qui lui est offerte de dire, dans une revue de l’Est, ce qu’il pense de l’état de la philosophie marxiste. Alors, il accepte l’offre. En même temps, la revue en question a demandé à Henri Lefebvre d’écrire un texte sur les contradictions et les développements du marxisme en France au cours des dernières années. La première version de Questions de méthode s’intitule donc, en polonais « Situation de l’existentialisme en 1957. » Ce texte est repris et modifié sous le titre « Existentialisme et marxisme ». Il paraît dans Les Temps modernes. On se trouve face à un texte important, puisqu’il a pour but de définir la « méthode » que Sartre va suivre dans son livre philosophique le plus important, Critique de la raison dialectique, puis dans le Flaubert.
Jean-Paul Sartre va emprunter à Lefebvre sa méthodologie. Nous nous permettons de reprendre ici intégralement le passage où Jean-Paul Sartre dit sa dette vis-à-vis du philosophe marxiste et rend hommage à Lefebvre ; « C’est un marxiste, Henri Lefebvre, qui a donné une méthode à mon avis simple et irréprochable pour intégrer la sociologie et l’histoire dans la perspective de la dialectique matérialiste. » II poursuit : « Le passage vaut d’être cité en entier; Lefebvre commence par remarquer que la réalité paysanne se présente d’abord avec une complexité horizontale : il s’agit d’un groupe humain en possession de techniques et d’une productivité agricole définie, en rapport avec ces techniques elles-mêmes, avec la structure sociale qu’elles déterminent et qui revient sur elles pour les conditionner. Ce groupe humain, dont les caractères dépendent largement des grands ensembles nationaux et mondiaux (qui conditionnent par exemple les spécialisations à l’échelle nationale), présente une multiplicité d’aspects qui doivent être décrits et fixés (aspects démographiques, structure familiale, habitat, religion, etc.). Mais Lefebvre se hâte d’ajouter que cette complexité horizontale se double d’une « complexité verticale » ou « historique »; dans le monde rural, en effet, on relève « la coexistence de formations d’âge et de date différents ». Les deux complexités « réagissent l’une sur l’autre ». Il relève, par exemple, le fait très frappant que l’histoire seule (et non la sociologie empirique et statistique) peut expliquer le fait rural américain : le peuplement s’est opéré sur une terre libre et l’occupation du sol s’est effectuée à partir des villes (alors que la ville en Europe s’est développée en milieu paysan). On expliquera ainsi que la culture paysanne soit proprement inexistante aux USA ou soit une dégradation de la culture urbaine.
Pour étudier, sans s’y perdre, une pareille complexité (au carré) et une telle réciprocité d’inter-relations, Lefebvre propose « une méthode très simple utilisant des techniques auxiliaires et comportant plusieurs moments :
a) Descriptif : observation mais avec un regard informé par l’expérience et par une théorie générale.
b) Analytico-régressif : analyse de la réalité. Effort pour la dater exactement.
c) Historico-génétique : effort pour retrouver le présent mais élucidé, compris, expliqué »[[J.-P. Sartre, La critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, pp. 41-42. Le Flaubert de Sartre est une illustration de cette méthode (Gallimard également)..
Et Sartre de poursuivre : « A ce texte si clair et si riche, nous n’avons rien à ajouter si ce n’est que cette méthode, avec sa phase de description phénoménologique et son double mouvement de régression puis de progrès, nous la croyons valable – avec les modifications que peuvent lui imposer ses objets – dans tous les domaines de l’anthropologie. C’est elle, d’ailleurs, que nous appliquerons, comme on verra plus loin, aux significations, aux individus eux-mêmes et aux relations concrètes entre les individus. Elle seule peut être heuristique ; elle seule dégage l’originalité du fait tout en permettant des comparaisons. » Et il conclut : « Il reste à regretter que Lefebvre n’ait pas trouvé d’imitateurs parmi les autres intellectuels marxistes. » Sartre développe ensuite l’exposé de cette méthode sur cinquante pages, avant de l’appliquer à sa théorie des groupes et des institutions.
Cette méthode, rarement présentée telle quelle dans l’œuvre de Lefebvre[[Une belle présentation de cette méthode se trouve dans La somme et le reste, p. 559 et sq., 3° édition, Méridiens Klincksieck, 1989., est en fait pratiquée tout le temps. Toute la lutte contre la lecture de Marx que propose Lefebvre – il y a toujours eu dans le Parti des intellectuels pour dire que Lefebvre n’était pas un « vrai marxiste » – a en fait été une lutte contre sa méthode[[Dès 1937, Lefebvre utilise cette méthode comme le montre la lecture de son premier livre Le nationalisme contre les nations, dans lequel il pense le concept de nation en l’abordant à la fois dans sa structure de l’époque et dans sa genèse historique. Ce livre (réédité en 1988 chez Méridiens Klincksieck) est d’une actualité surprenante avec l’éclatement de l’URSS, la guerre civile en Yougoslavie, le débat sur la France et l’Europe, etc. A ce propos, voir R. Hess « Lefebvre, un marxiste dans le siècle », Libération du 1er juillet 1991.. Dans les années 1930, où l’économisme était la forme philosophique du stalinisme, Lefebvre passait pour hérétique parce qu’il tentait d’insister sur la double complexité (horizontale et verticale) du marxisme. Un peu plus tard, Althusser, n’essayant de voir que la structure horizontale du Capital, prétend dire la vérité d’un Marx dont il nierait la pensée (verticalité et historicité des problématiques)[[Sur les rapports entre Lefebvre et Althusser, ou plus généralement sur Lefebvre et le structuralisme, on peut se reporter à deux ouvrages : Au-delà du structuralisme et L’idéologie structuraliste, qui est un abrégé du premier. Dès 1959, Lefebvre publiait un article dans Les Temps modernes, « Qu’est-ce que le structuralisme ? » qui fut le premier d’une longue série parue principalement dans L’Homme et la société entre 1966 et 1969. Voir également R. Hess, « Henri Lefebvre », in Dictionnaire des philosophes, sous la direction de Denis Huisman, Paris, Presses Universitaires de France, tome 2, pp. 1542 à 1546..
Aujourd’hui, avec Antoine Savoye, on peut voir dans cette méthode une ressource possible pour l’analyse institutionnelle. Même s’il y a toujours un risque à proposer une méthode (on peut en effet tomber dans le travers du mécanique et du répétitif), cela a l’avantage aussi d’être un appui pour l’étude, l’analyse des forces sociales (8). Cette méthode, souvent oubliée par les manuels français de méthodologie des sciences sociales[[A. Savoye, « Analyse institutionnelle et histoire », in R. Hess et A. Savoye, Perspectives de l’analyse institutionnelle, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988., a pourtant des virtualités épistémologiques importantes. Son oubli entraîne souvent des erreurs au niveau de l’appréciation des faits sociaux. Lefebvre constatait souvent que la plupart des analyses de l’actuel et de l’actualité restent structurales. Or le structuralisme a toujours tendance à rejeter l’histoire, ou alors à faire de l’histoire historicienne.
La méthode régressive-progressive consiste, comme on l’a vu, à reconstituer l’histoire en remontant le long de son cours pour la parcourir génétiquement. Les analyses structurales ne sont pas inintéressantes. Elles cherchent dans l’actuel les oppositions. Cela donne des résultats. Car, effectivement, les oppositions structurales, pertinentes, binaires existent (on peut les calculer), mais la méthode structurale appelle des compléments. Si la notion de structure est en elle-même valide, on est obligé de rejeter son emploi dogmatique que l’on a pu voir se développer lors de la période « structuraliste ». La notion de « structure » doit en effet entrer en confrontation avec celles de « fonction » et de « forme ». Or structuralisme, fonctionnalisme et formisme sont d’une certaine manière des abus. On extrapole. Et cette extrapolation est illégitime d’un point de vue théorique. D’autre part, si la notion de structure en elle-même est légitime, elle doit être complétée, dialectiquement, par celle de conjoncture.
L’important, ici, dans la présentation de la méthode de Lefebvre, c’est de faire appel à la notion de praxis. Lefebvre écrit : « La praxis ne peut se fermer et ne peut se considérer comme fermée. Réalité et concepts restent ouverts et l’ouverture a plusieurs dimensions : la nature, le passé, le possible humain. Il ne suffit pas de dire que la notion de praxis s’efforce de saisir ou saisit la complexité des phénomènes humains. Il faut ajouter qu’elle saisit leur complexité croissante et elle seule. Ouverte de toutes parts, la praxis (réalité et concepts) ne s’égare pas pour autant dans l’indéterminé. Seule une pensée d’un certain type, à savoir l’intellect analytique traditionnel, confond fermeture et détermination, ouverture et indétermination[[H. Lefebvre, La proclamation de la Commune, Gallimard, 1965, p. 31.. »
Pour rendre sensibles ces idées, Lefebvre poursuit sa réflexion dans le même ouvrage en prenant l’exemple de la ville de Paris : « C’est une oeuvre au sens où nous avons pris ce terme, oeuvre dont Marx à plusieurs reprises ébauche l’étude en la rattachant, comme les autres formes et types d’œuvres humains, à la théorie générale de la division du travail. Synchroniquement, la Ville est un ensemble, un tout subissant des mutations lentes et brusques. Diachroniquement, la Ville est l’œuvre d’un groupe, en rapport avec une société globale dans laquelle elle s’insère, ainsi qu’avec un État qu’elle domine ou subit. Une ville croît ou décline ; elle réussit, végète ou échoue. Pourquoi et comment ? L’étude du site et de la situation relève de la géographie, de l’économie politique, voire de la biologie végétale ou animale. L’étude des institutions relève de l’histoire stricto sensu, et celle du groupe urbain de la sociologie. La compréhension du rapport de la Ville avec la société globale ne pourra pas ne pas faire appel à ces sciences spécialisées. Est-ce à dire que la Ville et la praxis à l’œuvre dans cette réalité n’ont rien de concrètement saisissable ? L’affirmer, c’est résoudre en le supprimant par décret le problème méthodologique des sciences humaines : relation de ces sciences entre elles, unité présupposée ou reconstruite de leur objet[[Idem, p. 31.. »
Ce texte donne un nouvel éclairage sur la méthode régressive-progressive, et son intérêt est de souligner combien la question est d’articuler l’apport des différentes disciplines pour saisir un objet « complexe ». On voit comment l’exemple de la ville pourrait être remplacé par n’importe quel objet « social » ou n’importe quelle institution (l’éducation, l’immigration, la santé… ).
Lefebvre, Foucault et Goldmann
Comment situer cette méthode régressive-progressive par rapport à d’autres méthodes ? Notamment par rapport à la méthode généalogique utilisée par Foucault ? D’abord, il faut remarquer que la méthode de Lefebvre est tirée de Marx. Foucault, lui, s’inspire de Nietzsche. Le projet de Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, était de suivre des courants à travers des pensées individuelles. Pour Lefebvre, on ne peut pas opposer démarche généalogique et démarche génétique. L’important, pour Lefebvre, c’est d’éviter la question des origines. C’est une question obscure. Se poser la question de l’origine de la langue, par exemple, n’a pas grand sens. Lefebvre s’était posé cette question la première fois en lisant Heidegger dans les années 1920. Lefebvre pense qu’Engels a eu tort de parler des origines de la famille, de la propriété et de l’État, par exemple. On ne peut pas dater l’origine. Cela, Nietzsche, et donc à sa suite Foucault, l’a vu aussi. Nietzsche a voulu localiser, définir des problèmes. La première traduction française du livre de Nietzsche sur la tragédie s’intitulait Origines de la tragédie. En fait, le nouveau titre, Naissance de la tragédie, est meilleur. Parce qu’une naissance peut se dater. Chercher l’origine, c’est se perdre dans la nuit des temps. La naissance, par contre, permet de déterminer le lieu, le moment, la conjoncture. Il y a donc une parenté entre la méthode lefebvrienne et la méthode foucaldienne, encore quelles aient des racines différentes.
On pourrait également confronter cette méthode à ce que Goldmann appelait le structuralisme génétique. Cependant, dans sa façon d’approcher les phénomènes, Lefebvre explique que Goldmann ne s’occupait pas suffisamment du premier moment, du moment régressif, le moment qui part de l’actuel. Goldmann s’inspirait de Piaget qui – en partant de l’enfance – construisait les stades de révolution. Ce qui peut être intéressant en psychologie est cependant difficilement transposable au terrain historique[[Lefebvre ne s’est pas beaucoup intéressé à la psychanalyse. Il s’explique à ce propos dans La somme et le reste (op. cit.). Pourtant, sa méthode, transposée dans le champ psychologique, serait vraiment très proche de la méthode freudienne. II me semble que, dans le contexte de la cure, ce qui se joue, c’est justement un travail à partir du présent, de l’actuel de la relation qui se tisse entre le psychanalyste et son client (le transfert). Réfléchir à la manière dont s’étaye le transfert permet progressivement de remonter et de réfléchir sur les stades antérieurs (moments traumatiques, etc.). Ne pourrait-on pas théoriser davantage aujourd’hui cette méthode régressive-progressive en l’enrichissant de l’apport freudien ? Il y aurait là une hypothèse à creuser..
Pour Lefebvre, ce développement n’est que le deuxième moment du travail. Le moment premier, celui de la régression, doit être prudent. Il faut étudier le présent, l’actuel, y trouver des points de repère, des références. Ce n’est pas toujours facile. Alors, seulement, on peut commencer à remonter. Pour ce qui est du capitalisme, qu’étudient Marx et Lefebvre, il y a plusieurs périodes, plusieurs époques. Ce serait faux de croire que la bourgeoisie est une classe qui a été homogène dès le début et qu’elle s’est reproduite de famille en famille ; il y a eu des changements prodigieux, qu’on ne peut comprendre que si l’on réfléchit aux luttes qui ont opposé les différentes fractions des classes dominantes. Si l’on n’observe pas cette dynamique, il y a des chaînons qui vont manquer. Ce n’est pas facile à reconstituer. Il faut reconstituer une genèse sans dogmatisme. Dans la logique de Lefebvre, l’écueil à éviter absolument c’est de s’accrocher à une démarche méthodologique valable, mais de s’y cantonner et d’oser des extrapolations erronées. Il faut garder en permanence une lucidité critique par rapport aux outils méthodologiques[[Une très belle illustration de ce rapport à la méthode se trouve dans Henri Lefebvre, La vallée de Campan, Presses Universitaires de France, Paris, 1° édition 1963, 2° édition 1990..
Faire surgir des concepts
Dans La production de l’espace (1974), Lefebvre applique la méthode à l’espace. Il explique : « La démarche poursuivie ici peut se dire « régressive-progressive ». Elle prend pour départ ce qui advient aujourd’hui : le bond en avant des forces productives, la capacité technique et scientifique de transformer si radicalement l’espace naturel qu’elle menace la nature elle-même. Les effets de cette puissance destructrice et constructrice se constatent de toutes parts. Ils se conjuguent d’une manière souvent inquiétante avec les pressions du marché mondial. La production d’espace, élevée au concept et au langage, réagit sur le passé, y décèle des aspects et moments méconnus. Le passé s’éclaire d’une manière différente ; et, par conséquent, le processus qui va de ce passé à l’actuel s’expose aussi différemment[[La production de l’espace, pp. 79 à 81.. »
Et Lefebvre de poursuivre : « Cette démarche, c’est celle que Marx propose dans son principal texte « méthodologique ». Lefebvre cite alors le fragment des Grundrisse mis en exergue de ce chapitre, puis commente : « Paradoxale à première vue, cette démarche bientôt se rapproche du bon sens : comment comprendre une genèse, celle du présent, et ses conditions, et son processus, sans partir de ce présent, sans aller de l’actuel au passé et inversement ? Ne serait-ce pas la démarche inévitable de l’historien, de l’économiste, du sociologue, pour autant que ces spécialistes aient une méthodologie ? (…) Claire et précise dans sa formulation et son application, la méthode de Marx ne va pas sans difficultés. Celles-ci se perçoivent dès l’application que fait Marx de sa méthode au concept et à la réalité du travail. La principale difficulté vient de ce que s’entrelacent dans l’exposé comme dans la recherche les deux mouvements. Dès lors, la partie ‘régressive’ risque toujours de télescoper la partie ‘progressive’, de l’interrompre ou de l’obscurcir. Le commencement se retrouve à la fin ; et la fin se présente dès le début. Ce qui ajoute une complexité supplémentaire à la mise au jour des contradictions qui poussent en avant et, par conséquent, selon Marx, vers sa fin tout processus historique. »
Conscient de la difficulté de la méthode, Lefebvre ne cessera cependant de s’en inspirer pour aborder les concepts neufs qu’il travaille. A propos de l’espace, il écrit : « Un concept neuf, la production de l’espace, se découvre au début; il doit ‘opérer’ ou comme on dit parfois ‘travailler’, en éclairant des processus dont il ne peut se séparer parce qu’il en sort. Il faut donc s’en servir en le laissant se déployer sans pour autant admettre, à la manière des hégéliens, la vie et la force propres du concept, la réalité autonome du savoir. A la fin, après avoir éclairé en se vérifiant sa propre formation, la production de l’espace (concept théorique et réalité pratique indissolublement liés) s’explicitera et ce sera la démonstration : une vérité ‘en soi et pour soi’, accomplie et pourtant relative[[Idem, p. 80.. »
Donc, « la dialectisation de la méthode elle-même se poursuit ainsi sans que la logique et la cohérence aient à souffrir, il y a pourtant des risques d’obscurité et surtout de répétitions. Marx ne les a pas toujours évités. Il les connaissait. A tel point que l’exposé du Capital ne suit pas exactement la méthode promulguée dans les Grundrisse. Le grand exposé doctrinal part d’une forme, celle de la valeur échange, et non des concepts mis au premier plan dans l’ouvrage antérieur: la production et le travail. La démarche annoncée dans les Grundrisse se retrouve à propos de l’accumulation du capital : Marx maintenait ses propositions méthodologiques lorsqu’il étudiait en Angleterre le capitalisme le plus avancé, pour comprendre les autres pays et le processus lui-même de formation du capitalisme[[Idem, p. 82.. »
En prise sur la pratique
La méthode régressive-progressive est donc « difficile » à pratiquer. Elle suppose une culture transversale et verticale. Elle suppose une prise en compte de trois dimensions : la complexité, la temporalité et la polysémie disciplinaire. La fidélité de Lefebvre à cette méthode, sa solitude aussi, Sartre mis à part, par rapport à cette méthode dans le mouvement marxiste (du fait même de sa difficulté) font de Lefebvre un penseur qui a réussi à garder vivante la pensée de Marx à une époque où elle est devenue « monde ». Contrairement à ce qui se passe dans le mouvement analytique où les psychanalystes contemporains, principalement sur le terrain de la cure analytique, se sont largement approprié et ont vivifié la pensée régressive-progressive de Freud, les philosophes marxistes, excepté Lefebvre et Sartre, n’ont pas su être à la hauteur du projet « macro-clinique » de Marx. Ils ont trouvé plus confortable de réduire leur travail ou au structurel ou à l’histoire. Exigeants qu’ils étaient d’une science « transparente », c’est-à-dire niant que, dans les sciences anthropo-sociales, il y a toujours un reliquat non explicité, ils ont fait du réductionnisme économiste, historiciste, structuraliste. Tout au long du siècle, Lefebvre a donc été bien seul à défendre Marx, et la complexité de sa pensée, contre les marxistes !
Pour conclure ce texte, disons que Henri Lefebvre lui-même s’est toujours étonné qu’ »on » (en fait, Sartre) lui ait attribué cette méthode progressive-régressive. Il commente : « J’étais très en colère qu’on m’ait attribué cette méthode. C’est la méthode de Marx lui-même. Il faut lire. Il faut savoir lire Le Capital. Ce que j’ai dégagé est dans Marx. Les livres que l’on a intitulés Pour lire le Capital n’apportent pas quelque chose de très lumineux[[Voir Rémi Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, ch. 15 à 17…. » Peut-être que l’un des aspects les plus importants à souligner dans la méthode de Lefebvre est que le « travail théorique » n’est jamais « isolé » de la confrontation pratique[[Sur la méthode, voir encore H. Lefebvre, « Les méthodes et la situation des sciences sociales », Le Monde, 17 février 1965. C’est le seul texte de synthèse sur la question de la méthode publié par Lefebvre. Le point de départ de sa réflexion est l’ouvrage de R. Pinto et M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, dont il fait le compte rendu. Signalons encore H. Lefebvre, Du contrat de citoyenneté (en collaboration), Paris, Syllepse et Périscope, 1990. Il s’agit d’un des derniers textes de Lefebvre dans lequel on retrouve également le mouvement régressif-progressif de la pensée.. Certains ont vu dans diverses interventions du philosophe « une pure spéculation ». Or, jamais le travail théorique n’est coupé du travail empirique. Comme je l’ai montré ailleurs, même la critique de la logique formelle, partie la plus abstraite peut-être de l’œuvre de Lefebvre, s’enracine dans le terrain[[R. Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, chapitre sur la sociologie rurale.. La critique de la logique formelle est une problématique que Lefebvre sort du débat sur les hybrides. L’épistémologie s’enracine dans la culture du blé (et réciproquement). L’originalité de Lefebvre, c’est d’être à l’affût de tous les enjeux théoriques qui jalonnent les problèmes pratiques de la vie quotidienne, et d’en tenter une analyse au niveau de leurs complexités structurale et historique.
De ce point de vue, relire La somme et le reste ou quelque autre livre important[[Parmi les ouvrages importants récemment réédités, voir Le marxisme, « Que Sais-je ? », 1990 et Le matérialisme dialectique, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1990 ou les 3 volumes de La Critique de la vie quotidienne (L’Arche). du philosophe peut constituer une ressource énorme pour penser. Lefebvre a été beaucoup pillé. Son œuvre reste disponible pour beaucoup d’autres emprunts, et précisément sur le plan méthodologique.
(Henri Lefebvre, La production de l’espace, 1974, p. 79, citant Marx, Grundrisse, introd., Éditions Anthropos, pp. 35 et sq. )
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Henri Lefebvre a dégagé de sa lecture de Marx une manière d’aborder toute réalité sociale. Lefebvre n’a pas fait d’ouvrage de méthodologie. Il n’a pas fait d’enseignement spécifiquement méthodologique. S’il a imposé sa méthode régressive-progressive, c’est surtout « par l’exemple », en la pratiquant. C’est peut-être ce qui explique que, dans les ouvrages de méthodologie des sciences anthropo-sociales, on oublie de signaler cette méthode. Pourtant, on peut penser, avec Sartre, que cette méthode est un outil extrêmement précieux et qu’elle est utilisable dans beaucoup d’autres champs que ceux travaillés par Lefebvre (le rural et l’urbain, principalement). Il me semble donc nécessaire ici de rappeler cet apport essentiel de la recherche de Lefebvre en montrant la ressource que constitue encore aujourd’hui cet apport.
La confrontation au social
Lorsqu’il se confiait[[Entretien avec R. Lourau et Antoine Savoye, cité dans R. Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, Paris, Métaillié, 1988, ch. 16., Lefebvre laissait entendre qu’il ne se trouvait pas très « méthodique » dans sa manière de travailler. Il avait l’impression d’avoir travaillé dans l’improvisation perpétuelle. C’est une auto-évaluation subjective tout à fait exagérée. Certes, Lefebvre a oeuvré de manière très discontinue, alternant des phases de travail intense (nombreuses lectures, périodes de transes d’écriture), et des phases de découverte (son vécu du surgissement de l’urbain dans la lande du sud-ouest de la France dans les années 1950… ).
La période de découverte, c’est l’intuition brusque. La prise de conscience à travers la confrontation de deux situations concrètes. Par exemple, le Béarn et la ville de Bologne. Bologne, pour Lefebvre, c’était une oeuvre humaine qui ne portait plus trace de la nature. De la pierre. De l’eau. Mais plus de terre. Plus de végétation. Une nature seconde, produite. Et le Béarn, en 1955, en était à ce moment fondateur d’une nouvelle « nature ». La destruction de la nature produisant l’urbain. A l’instar de Le Play, qui fut lui aussi un grand voyageur[[Lefebvre a lu Le Play et certains le playsiens (Charles de Ribbes) que nous redécouvrons aujourd’hui, comme en témoigne son article « Problèmes de sociologie rurale », Cahiers internationaux de sociologie, n° VI, PUF, 1949. Sur la discussion de Le Play par Lefebvre, voir Villes et campagnes, sous la direction de G. Friedman, pp. 327 à 333., Lefebvre vécut le voyage comme un moment d’instruction, de conception et de production d’intuitions. Le voyage, ce n’est pas d’abord les « grands voyages » ; avant de circuler dans le monde entier, Lefebvre s’est entraîné à voyager autour de ses « points fixes » (Navarrenx). Il a voyagé dans les Pyrénées, dans la montagne. L’essentiel, c’est la curiosité intense qui finit par provoquer l’intuition. Cette curiosité permet une variété dans la manière d’aborder les objets. Apprendre, cela passe suivant les moments par les livres, par la parole, ou par le regard. Cela dépend de la conjoncture, comme dirait Lefebvre.
C’est pourquoi Lefebvre n’a pas aimé la mode « structuraliste ». A la structure, il oppose le conjoncturel qui, dans sa vie, a toujours été plus important, plus central. Lefebvre ne s’est jamais vécu comme structuré, structural, structurant ou structuraliste. Car la conjoncture – moment où les éléments d’abord épars et les forces supérieures se réunissent – est le moment fondamental de la recherche. C’est le conjoncturel qui brise les structures. Nous touchons là à ce que R. Lourau nomme le « paradigme d’Henri Lefebvre », c’est-à-dire l’articulation de la forme et du fond de la pensée. Ce paradigme du conjoncturel, Lefebvre l’a partagé avec les situationnistes, notamment. Il s’agit de cette passion pour le moment où les structures n’arrivent plus à dominer leurs propres éléments, où ces éléments se rassemblent et forment une conjoncture novatrice. Ce moment est dramatique. D’où l’intérêt que Lefebvre porte au théâtre. Le moment conjoncturel est un moment théâtral. Mai 68 a été un moment théâtral, conjoncture de forces et d’idées qui débouchent sur une autre réalité.
Lefebvre a donc une méthode de travail assez irrégulière, assez improvisée. Cette méthode de travail se différencie de celles de philosophes systématiques ayant une ligne fixe comme Kant ou Spinoza. Lefebvre est persuadé qu’il n’est plus possible de penser de cette manière classique. C’est ce qu’il indique dans l’opposition qu’il construit entre philosophie et méta-philosophie. Pour Lefebvre, la tâche du philosophe n’est plus d’intégrer ce qui se présente à un système, mais au contraire de soumettre ce qu’a pu penser le philosophe à ce qui apparaît, à ce qui se forme, à ce qui se transforme. Tenter de protéger sa pensée contre le nouveau n’a pas de sens. Au contraire, il faut la transformer au contact de ce qui apparaît. Est-ce une méthode ? Peut-être Lefebvre préfère parler de procédure. L’important ici est de montrer que cette procédure lefebvrienne est en rupture profonde avec la posture du philosophe qui veut poser le noyau d’un système en l’élargissant, en y faisant entrer tout ce qu’il rencontre. Ce rapport, cette disponibilité par rapport à l’actuel, par rapport à ce qui surgit explique pourquoi Lefebvre a été si disponible pour passer de la philosophie à la poésie, du rural à l’urbain.
Dans cette optique Lefebvre a publié en fonction d’une logique d’intervention. Il n’a pas eu de stratégie préétablie d’une oeuvre. C’est le rapport de confrontation au social et à ses développements qui amena Lefebvre à écrire et à publier: connaître la réalité, la penser, pour aider à la transformer.
La méthode régressive-progressive
A partir de sa lecture du Capital, mais aussi des Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse) de Marx, Lefebvre a mis au point une méthode de lecture des faits sociaux, la méthode régressive-progressive, qui consiste à partir de l’actuel, puis à remonter dans le passé. Ce n’est pas la méthode historique dans la mesure où celle-ci consiste à s’installer dans le passé et à essayer de voir ce qui a eu lieu, ce qui s’est passé à telle ou telle époque. Dans cette perspective, l’historien tire ensuite des analogies, des comparaisons, des conséquences…
La méthode que Lefebvre dégage de l’œuvre de Marx consiste plutôt à partir de ce qui existe. Pour Marx, c’était le capitalisme, le capitalisme industriel avec ses implications, dont le marché mondial (que Marx n’a pas tellement vu, puisqu’au XIXe siècle il avait surtout affaire au marché pré-capitaliste). A partir de l’actuel que l’on analyse, on remonte de proche en proche aux conditions de cette réalité actuelle. On tente de dégager, à travers cette démarche régressive, ce qui a précédé le présent. Ensuite, on reprend le processus en sens contraire pour éclairer, élucider, déployer, développer… On essaye de voir tous les possibles (les « virtualités ») contenus dans la situation présente. On essaye ainsi d’éclairer le futur en tentant de mettre au jour le possible et l’impossible. L’originalité de Lefebvre, même s’il a trouvé le principe de cette méthode chez Marx, c’est de l’appliquer à des formes sociales concrètes : la nation, la communauté paysanne, l’urbain, l’État, etc.
Lefebvre a fait surgir le concept d’urbain de son étude de la campagne et de la ville. Il est passé de l’étude du monde rural à celle de la réalité urbaine à la fin des années 1950. L’urbain, Lefebvre le conçoit, alors, à partir de l’analyse de la crise de la ville. La ville traditionnelle éclate lorsque se développent de nouvelles réalités comme Mourenx, et qu’il n’est plus guère possible de distinguer la ville de la campagne. L’industrie réorganise l’espace, le redéploie. Lefebvre étudie le double mouvement d’explosion, naissance des périphéries, et d’implosion, centralité accrue des centres de décision, des centres d’autorité, des centres de répression. L’urbain, c’est le concept qui rend compte de cette double évolution caractérisée par le mouvement d’explosion/implosion des centres et des périphéries, et de tout le dérangement social, de toute la réorganisation sociétale qui l’accompagne. L’émergence du concept d’urbain est donc un produit de cette méthode régressive-progressive.
Sartre, disciple de Lefebvre ?
Lefebvre a pour la première fois clairement formulé cette méthode dans un article de 1953[[« Perspectives de la sociologie rurale », Cahiers Internationaux de sociologie, 1953, repris dans Du rural à l’urbain, 1970, pp. 63 à 78. où, pour expliciter sa méthode, il s’appuie sur le métayage. Cet article a été rendu célèbre par Jean-Paul Sartre, puisque l’auteur de la Critique de la raison dialectique en a tiré sa propre méthode. Sartre explique l’origine de Question de méthode dans l’introduction de la Critique de la raison dialectique. Au départ, une revue polonaise décide de consacrer un numéro à la culture française. Elle passe commande à Sartre d’un article sur la situation de l’existentialisme en 1957. Sartre explique qu’il n’aime pas parler de l’existentialisme. Nommer, définir, c’est fermer la boucle. Mais il veut profiter de l’occasion qui lui est offerte de dire, dans une revue de l’Est, ce qu’il pense de l’état de la philosophie marxiste. Alors, il accepte l’offre. En même temps, la revue en question a demandé à Henri Lefebvre d’écrire un texte sur les contradictions et les développements du marxisme en France au cours des dernières années. La première version de Questions de méthode s’intitule donc, en polonais « Situation de l’existentialisme en 1957. » Ce texte est repris et modifié sous le titre « Existentialisme et marxisme ». Il paraît dans Les Temps modernes. On se trouve face à un texte important, puisqu’il a pour but de définir la « méthode » que Sartre va suivre dans son livre philosophique le plus important, Critique de la raison dialectique, puis dans le Flaubert.
Jean-Paul Sartre va emprunter à Lefebvre sa méthodologie. Nous nous permettons de reprendre ici intégralement le passage où Jean-Paul Sartre dit sa dette vis-à-vis du philosophe marxiste et rend hommage à Lefebvre ; « C’est un marxiste, Henri Lefebvre, qui a donné une méthode à mon avis simple et irréprochable pour intégrer la sociologie et l’histoire dans la perspective de la dialectique matérialiste. » II poursuit : « Le passage vaut d’être cité en entier; Lefebvre commence par remarquer que la réalité paysanne se présente d’abord avec une complexité horizontale : il s’agit d’un groupe humain en possession de techniques et d’une productivité agricole définie, en rapport avec ces techniques elles-mêmes, avec la structure sociale qu’elles déterminent et qui revient sur elles pour les conditionner. Ce groupe humain, dont les caractères dépendent largement des grands ensembles nationaux et mondiaux (qui conditionnent par exemple les spécialisations à l’échelle nationale), présente une multiplicité d’aspects qui doivent être décrits et fixés (aspects démographiques, structure familiale, habitat, religion, etc.). Mais Lefebvre se hâte d’ajouter que cette complexité horizontale se double d’une « complexité verticale » ou « historique »; dans le monde rural, en effet, on relève « la coexistence de formations d’âge et de date différents ». Les deux complexités « réagissent l’une sur l’autre ». Il relève, par exemple, le fait très frappant que l’histoire seule (et non la sociologie empirique et statistique) peut expliquer le fait rural américain : le peuplement s’est opéré sur une terre libre et l’occupation du sol s’est effectuée à partir des villes (alors que la ville en Europe s’est développée en milieu paysan). On expliquera ainsi que la culture paysanne soit proprement inexistante aux USA ou soit une dégradation de la culture urbaine.
Pour étudier, sans s’y perdre, une pareille complexité (au carré) et une telle réciprocité d’inter-relations, Lefebvre propose « une méthode très simple utilisant des techniques auxiliaires et comportant plusieurs moments :
a) Descriptif : observation mais avec un regard informé par l’expérience et par une théorie générale.
b) Analytico-régressif : analyse de la réalité. Effort pour la dater exactement.
c) Historico-génétique : effort pour retrouver le présent mais élucidé, compris, expliqué »[[J.-P. Sartre, La critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, pp. 41-42. Le Flaubert de Sartre est une illustration de cette méthode (Gallimard également)..
Et Sartre de poursuivre : « A ce texte si clair et si riche, nous n’avons rien à ajouter si ce n’est que cette méthode, avec sa phase de description phénoménologique et son double mouvement de régression puis de progrès, nous la croyons valable – avec les modifications que peuvent lui imposer ses objets – dans tous les domaines de l’anthropologie. C’est elle, d’ailleurs, que nous appliquerons, comme on verra plus loin, aux significations, aux individus eux-mêmes et aux relations concrètes entre les individus. Elle seule peut être heuristique ; elle seule dégage l’originalité du fait tout en permettant des comparaisons. » Et il conclut : « Il reste à regretter que Lefebvre n’ait pas trouvé d’imitateurs parmi les autres intellectuels marxistes. » Sartre développe ensuite l’exposé de cette méthode sur cinquante pages, avant de l’appliquer à sa théorie des groupes et des institutions.
Cette méthode, rarement présentée telle quelle dans l’œuvre de Lefebvre[[Une belle présentation de cette méthode se trouve dans La somme et le reste, p. 559 et sq., 3° édition, Méridiens Klincksieck, 1989., est en fait pratiquée tout le temps. Toute la lutte contre la lecture de Marx que propose Lefebvre – il y a toujours eu dans le Parti des intellectuels pour dire que Lefebvre n’était pas un « vrai marxiste » – a en fait été une lutte contre sa méthode[[Dès 1937, Lefebvre utilise cette méthode comme le montre la lecture de son premier livre Le nationalisme contre les nations, dans lequel il pense le concept de nation en l’abordant à la fois dans sa structure de l’époque et dans sa genèse historique. Ce livre (réédité en 1988 chez Méridiens Klincksieck) est d’une actualité surprenante avec l’éclatement de l’URSS, la guerre civile en Yougoslavie, le débat sur la France et l’Europe, etc. A ce propos, voir R. Hess « Lefebvre, un marxiste dans le siècle », Libération du 1er juillet 1991.. Dans les années 1930, où l’économisme était la forme philosophique du stalinisme, Lefebvre passait pour hérétique parce qu’il tentait d’insister sur la double complexité (horizontale et verticale) du marxisme. Un peu plus tard, Althusser, n’essayant de voir que la structure horizontale du Capital, prétend dire la vérité d’un Marx dont il nierait la pensée (verticalité et historicité des problématiques)[[Sur les rapports entre Lefebvre et Althusser, ou plus généralement sur Lefebvre et le structuralisme, on peut se reporter à deux ouvrages : Au-delà du structuralisme et L’idéologie structuraliste, qui est un abrégé du premier. Dès 1959, Lefebvre publiait un article dans Les Temps modernes, « Qu’est-ce que le structuralisme ? » qui fut le premier d’une longue série parue principalement dans L’Homme et la société entre 1966 et 1969. Voir également R. Hess, « Henri Lefebvre », in Dictionnaire des philosophes, sous la direction de Denis Huisman, Paris, Presses Universitaires de France, tome 2, pp. 1542 à 1546..
Aujourd’hui, avec Antoine Savoye, on peut voir dans cette méthode une ressource possible pour l’analyse institutionnelle. Même s’il y a toujours un risque à proposer une méthode (on peut en effet tomber dans le travers du mécanique et du répétitif), cela a l’avantage aussi d’être un appui pour l’étude, l’analyse des forces sociales (8). Cette méthode, souvent oubliée par les manuels français de méthodologie des sciences sociales[[A. Savoye, « Analyse institutionnelle et histoire », in R. Hess et A. Savoye, Perspectives de l’analyse institutionnelle, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988., a pourtant des virtualités épistémologiques importantes. Son oubli entraîne souvent des erreurs au niveau de l’appréciation des faits sociaux. Lefebvre constatait souvent que la plupart des analyses de l’actuel et de l’actualité restent structurales. Or le structuralisme a toujours tendance à rejeter l’histoire, ou alors à faire de l’histoire historicienne.
La méthode régressive-progressive consiste, comme on l’a vu, à reconstituer l’histoire en remontant le long de son cours pour la parcourir génétiquement. Les analyses structurales ne sont pas inintéressantes. Elles cherchent dans l’actuel les oppositions. Cela donne des résultats. Car, effectivement, les oppositions structurales, pertinentes, binaires existent (on peut les calculer), mais la méthode structurale appelle des compléments. Si la notion de structure est en elle-même valide, on est obligé de rejeter son emploi dogmatique que l’on a pu voir se développer lors de la période « structuraliste ». La notion de « structure » doit en effet entrer en confrontation avec celles de « fonction » et de « forme ». Or structuralisme, fonctionnalisme et formisme sont d’une certaine manière des abus. On extrapole. Et cette extrapolation est illégitime d’un point de vue théorique. D’autre part, si la notion de structure en elle-même est légitime, elle doit être complétée, dialectiquement, par celle de conjoncture.
L’important, ici, dans la présentation de la méthode de Lefebvre, c’est de faire appel à la notion de praxis. Lefebvre écrit : « La praxis ne peut se fermer et ne peut se considérer comme fermée. Réalité et concepts restent ouverts et l’ouverture a plusieurs dimensions : la nature, le passé, le possible humain. Il ne suffit pas de dire que la notion de praxis s’efforce de saisir ou saisit la complexité des phénomènes humains. Il faut ajouter qu’elle saisit leur complexité croissante et elle seule. Ouverte de toutes parts, la praxis (réalité et concepts) ne s’égare pas pour autant dans l’indéterminé. Seule une pensée d’un certain type, à savoir l’intellect analytique traditionnel, confond fermeture et détermination, ouverture et indétermination[[H. Lefebvre, La proclamation de la Commune, Gallimard, 1965, p. 31.. »
Pour rendre sensibles ces idées, Lefebvre poursuit sa réflexion dans le même ouvrage en prenant l’exemple de la ville de Paris : « C’est une oeuvre au sens où nous avons pris ce terme, oeuvre dont Marx à plusieurs reprises ébauche l’étude en la rattachant, comme les autres formes et types d’œuvres humains, à la théorie générale de la division du travail. Synchroniquement, la Ville est un ensemble, un tout subissant des mutations lentes et brusques. Diachroniquement, la Ville est l’œuvre d’un groupe, en rapport avec une société globale dans laquelle elle s’insère, ainsi qu’avec un État qu’elle domine ou subit. Une ville croît ou décline ; elle réussit, végète ou échoue. Pourquoi et comment ? L’étude du site et de la situation relève de la géographie, de l’économie politique, voire de la biologie végétale ou animale. L’étude des institutions relève de l’histoire stricto sensu, et celle du groupe urbain de la sociologie. La compréhension du rapport de la Ville avec la société globale ne pourra pas ne pas faire appel à ces sciences spécialisées. Est-ce à dire que la Ville et la praxis à l’œuvre dans cette réalité n’ont rien de concrètement saisissable ? L’affirmer, c’est résoudre en le supprimant par décret le problème méthodologique des sciences humaines : relation de ces sciences entre elles, unité présupposée ou reconstruite de leur objet[[Idem, p. 31.. »
Ce texte donne un nouvel éclairage sur la méthode régressive-progressive, et son intérêt est de souligner combien la question est d’articuler l’apport des différentes disciplines pour saisir un objet « complexe ». On voit comment l’exemple de la ville pourrait être remplacé par n’importe quel objet « social » ou n’importe quelle institution (l’éducation, l’immigration, la santé… ).
Lefebvre, Foucault et Goldmann
Comment situer cette méthode régressive-progressive par rapport à d’autres méthodes ? Notamment par rapport à la méthode généalogique utilisée par Foucault ? D’abord, il faut remarquer que la méthode de Lefebvre est tirée de Marx. Foucault, lui, s’inspire de Nietzsche. Le projet de Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, était de suivre des courants à travers des pensées individuelles. Pour Lefebvre, on ne peut pas opposer démarche généalogique et démarche génétique. L’important, pour Lefebvre, c’est d’éviter la question des origines. C’est une question obscure. Se poser la question de l’origine de la langue, par exemple, n’a pas grand sens. Lefebvre s’était posé cette question la première fois en lisant Heidegger dans les années 1920. Lefebvre pense qu’Engels a eu tort de parler des origines de la famille, de la propriété et de l’État, par exemple. On ne peut pas dater l’origine. Cela, Nietzsche, et donc à sa suite Foucault, l’a vu aussi. Nietzsche a voulu localiser, définir des problèmes. La première traduction française du livre de Nietzsche sur la tragédie s’intitulait Origines de la tragédie. En fait, le nouveau titre, Naissance de la tragédie, est meilleur. Parce qu’une naissance peut se dater. Chercher l’origine, c’est se perdre dans la nuit des temps. La naissance, par contre, permet de déterminer le lieu, le moment, la conjoncture. Il y a donc une parenté entre la méthode lefebvrienne et la méthode foucaldienne, encore quelles aient des racines différentes.
On pourrait également confronter cette méthode à ce que Goldmann appelait le structuralisme génétique. Cependant, dans sa façon d’approcher les phénomènes, Lefebvre explique que Goldmann ne s’occupait pas suffisamment du premier moment, du moment régressif, le moment qui part de l’actuel. Goldmann s’inspirait de Piaget qui – en partant de l’enfance – construisait les stades de révolution. Ce qui peut être intéressant en psychologie est cependant difficilement transposable au terrain historique[[Lefebvre ne s’est pas beaucoup intéressé à la psychanalyse. Il s’explique à ce propos dans La somme et le reste (op. cit.). Pourtant, sa méthode, transposée dans le champ psychologique, serait vraiment très proche de la méthode freudienne. II me semble que, dans le contexte de la cure, ce qui se joue, c’est justement un travail à partir du présent, de l’actuel de la relation qui se tisse entre le psychanalyste et son client (le transfert). Réfléchir à la manière dont s’étaye le transfert permet progressivement de remonter et de réfléchir sur les stades antérieurs (moments traumatiques, etc.). Ne pourrait-on pas théoriser davantage aujourd’hui cette méthode régressive-progressive en l’enrichissant de l’apport freudien ? Il y aurait là une hypothèse à creuser..
Pour Lefebvre, ce développement n’est que le deuxième moment du travail. Le moment premier, celui de la régression, doit être prudent. Il faut étudier le présent, l’actuel, y trouver des points de repère, des références. Ce n’est pas toujours facile. Alors, seulement, on peut commencer à remonter. Pour ce qui est du capitalisme, qu’étudient Marx et Lefebvre, il y a plusieurs périodes, plusieurs époques. Ce serait faux de croire que la bourgeoisie est une classe qui a été homogène dès le début et qu’elle s’est reproduite de famille en famille ; il y a eu des changements prodigieux, qu’on ne peut comprendre que si l’on réfléchit aux luttes qui ont opposé les différentes fractions des classes dominantes. Si l’on n’observe pas cette dynamique, il y a des chaînons qui vont manquer. Ce n’est pas facile à reconstituer. Il faut reconstituer une genèse sans dogmatisme. Dans la logique de Lefebvre, l’écueil à éviter absolument c’est de s’accrocher à une démarche méthodologique valable, mais de s’y cantonner et d’oser des extrapolations erronées. Il faut garder en permanence une lucidité critique par rapport aux outils méthodologiques[[Une très belle illustration de ce rapport à la méthode se trouve dans Henri Lefebvre, La vallée de Campan, Presses Universitaires de France, Paris, 1° édition 1963, 2° édition 1990..
Faire surgir des concepts
Dans La production de l’espace (1974), Lefebvre applique la méthode à l’espace. Il explique : « La démarche poursuivie ici peut se dire « régressive-progressive ». Elle prend pour départ ce qui advient aujourd’hui : le bond en avant des forces productives, la capacité technique et scientifique de transformer si radicalement l’espace naturel qu’elle menace la nature elle-même. Les effets de cette puissance destructrice et constructrice se constatent de toutes parts. Ils se conjuguent d’une manière souvent inquiétante avec les pressions du marché mondial. La production d’espace, élevée au concept et au langage, réagit sur le passé, y décèle des aspects et moments méconnus. Le passé s’éclaire d’une manière différente ; et, par conséquent, le processus qui va de ce passé à l’actuel s’expose aussi différemment[[La production de l’espace, pp. 79 à 81.. »
Et Lefebvre de poursuivre : « Cette démarche, c’est celle que Marx propose dans son principal texte « méthodologique ». Lefebvre cite alors le fragment des Grundrisse mis en exergue de ce chapitre, puis commente : « Paradoxale à première vue, cette démarche bientôt se rapproche du bon sens : comment comprendre une genèse, celle du présent, et ses conditions, et son processus, sans partir de ce présent, sans aller de l’actuel au passé et inversement ? Ne serait-ce pas la démarche inévitable de l’historien, de l’économiste, du sociologue, pour autant que ces spécialistes aient une méthodologie ? (…) Claire et précise dans sa formulation et son application, la méthode de Marx ne va pas sans difficultés. Celles-ci se perçoivent dès l’application que fait Marx de sa méthode au concept et à la réalité du travail. La principale difficulté vient de ce que s’entrelacent dans l’exposé comme dans la recherche les deux mouvements. Dès lors, la partie ‘régressive’ risque toujours de télescoper la partie ‘progressive’, de l’interrompre ou de l’obscurcir. Le commencement se retrouve à la fin ; et la fin se présente dès le début. Ce qui ajoute une complexité supplémentaire à la mise au jour des contradictions qui poussent en avant et, par conséquent, selon Marx, vers sa fin tout processus historique. »
Conscient de la difficulté de la méthode, Lefebvre ne cessera cependant de s’en inspirer pour aborder les concepts neufs qu’il travaille. A propos de l’espace, il écrit : « Un concept neuf, la production de l’espace, se découvre au début; il doit ‘opérer’ ou comme on dit parfois ‘travailler’, en éclairant des processus dont il ne peut se séparer parce qu’il en sort. Il faut donc s’en servir en le laissant se déployer sans pour autant admettre, à la manière des hégéliens, la vie et la force propres du concept, la réalité autonome du savoir. A la fin, après avoir éclairé en se vérifiant sa propre formation, la production de l’espace (concept théorique et réalité pratique indissolublement liés) s’explicitera et ce sera la démonstration : une vérité ‘en soi et pour soi’, accomplie et pourtant relative[[Idem, p. 80.. »
Donc, « la dialectisation de la méthode elle-même se poursuit ainsi sans que la logique et la cohérence aient à souffrir, il y a pourtant des risques d’obscurité et surtout de répétitions. Marx ne les a pas toujours évités. Il les connaissait. A tel point que l’exposé du Capital ne suit pas exactement la méthode promulguée dans les Grundrisse. Le grand exposé doctrinal part d’une forme, celle de la valeur échange, et non des concepts mis au premier plan dans l’ouvrage antérieur: la production et le travail. La démarche annoncée dans les Grundrisse se retrouve à propos de l’accumulation du capital : Marx maintenait ses propositions méthodologiques lorsqu’il étudiait en Angleterre le capitalisme le plus avancé, pour comprendre les autres pays et le processus lui-même de formation du capitalisme[[Idem, p. 82.. »
En prise sur la pratique
La méthode régressive-progressive est donc « difficile » à pratiquer. Elle suppose une culture transversale et verticale. Elle suppose une prise en compte de trois dimensions : la complexité, la temporalité et la polysémie disciplinaire. La fidélité de Lefebvre à cette méthode, sa solitude aussi, Sartre mis à part, par rapport à cette méthode dans le mouvement marxiste (du fait même de sa difficulté) font de Lefebvre un penseur qui a réussi à garder vivante la pensée de Marx à une époque où elle est devenue « monde ». Contrairement à ce qui se passe dans le mouvement analytique où les psychanalystes contemporains, principalement sur le terrain de la cure analytique, se sont largement approprié et ont vivifié la pensée régressive-progressive de Freud, les philosophes marxistes, excepté Lefebvre et Sartre, n’ont pas su être à la hauteur du projet « macro-clinique » de Marx. Ils ont trouvé plus confortable de réduire leur travail ou au structurel ou à l’histoire. Exigeants qu’ils étaient d’une science « transparente », c’est-à-dire niant que, dans les sciences anthropo-sociales, il y a toujours un reliquat non explicité, ils ont fait du réductionnisme économiste, historiciste, structuraliste. Tout au long du siècle, Lefebvre a donc été bien seul à défendre Marx, et la complexité de sa pensée, contre les marxistes !
Pour conclure ce texte, disons que Henri Lefebvre lui-même s’est toujours étonné qu’ »on » (en fait, Sartre) lui ait attribué cette méthode progressive-régressive. Il commente : « J’étais très en colère qu’on m’ait attribué cette méthode. C’est la méthode de Marx lui-même. Il faut lire. Il faut savoir lire Le Capital. Ce que j’ai dégagé est dans Marx. Les livres que l’on a intitulés Pour lire le Capital n’apportent pas quelque chose de très lumineux[[Voir Rémi Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, ch. 15 à 17…. » Peut-être que l’un des aspects les plus importants à souligner dans la méthode de Lefebvre est que le « travail théorique » n’est jamais « isolé » de la confrontation pratique[[Sur la méthode, voir encore H. Lefebvre, « Les méthodes et la situation des sciences sociales », Le Monde, 17 février 1965. C’est le seul texte de synthèse sur la question de la méthode publié par Lefebvre. Le point de départ de sa réflexion est l’ouvrage de R. Pinto et M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, dont il fait le compte rendu. Signalons encore H. Lefebvre, Du contrat de citoyenneté (en collaboration), Paris, Syllepse et Périscope, 1990. Il s’agit d’un des derniers textes de Lefebvre dans lequel on retrouve également le mouvement régressif-progressif de la pensée.. Certains ont vu dans diverses interventions du philosophe « une pure spéculation ». Or, jamais le travail théorique n’est coupé du travail empirique. Comme je l’ai montré ailleurs, même la critique de la logique formelle, partie la plus abstraite peut-être de l’œuvre de Lefebvre, s’enracine dans le terrain[[R. Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, chapitre sur la sociologie rurale.. La critique de la logique formelle est une problématique que Lefebvre sort du débat sur les hybrides. L’épistémologie s’enracine dans la culture du blé (et réciproquement). L’originalité de Lefebvre, c’est d’être à l’affût de tous les enjeux théoriques qui jalonnent les problèmes pratiques de la vie quotidienne, et d’en tenter une analyse au niveau de leurs complexités structurale et historique.
De ce point de vue, relire La somme et le reste ou quelque autre livre important[[Parmi les ouvrages importants récemment réédités, voir Le marxisme, « Que Sais-je ? », 1990 et Le matérialisme dialectique, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1990 ou les 3 volumes de La Critique de la vie quotidienne (L’Arche). du philosophe peut constituer une ressource énorme pour penser. Lefebvre a été beaucoup pillé. Son œuvre reste disponible pour beaucoup d’autres emprunts, et précisément sur le plan méthodologique.
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