Avec la disparition d’Olivier Revault d’Allonnes se ferme un grand cycle de
l’esthétique française, inauguré par Étienne Souriau (qui prolongeait lui-même
la ligne de Victor Basch) et continué par Mikel Dufrenne : il s’agit dans
les trois cas d’esthéticiens préoccupés des fondements philosophiques de leur
discipline, dont les travaux sont sous-tendus par un vaste horizon spéculatif.
En assurant successivement pendant plusieurs décennies la direction de la Revue
d’esthétique, ils ont imprimé à la publication l’orientation vers les
grandes questions théoriques de la discipline. Mikel Dufrenne a puisé dans la
phénoménologie les instruments conceptuels pour approcher le phénomène
esthétique, en publiant par ailleurs des travaux autonomes sur la notion d’a
priori. Olivier Revault d’Allonnes a été un passionné de la dialectique,
le premier interprète français de la « Dialectique négative »
d’Adorno (sous sa direction, la Revue d’esthétique a consacré deux
numéros à l’auteur de la Théorie esthétique), témoignant une grande
fidélité aux concepts fondamentaux de la Phénoménologie de l’esprit de
Hegel (la critique hégélienne de la belle âme, de l’intériorité
évanescente, l’a beaucoup marqué), mais surtout, il a été un promoteur ardent
d’une philosophie de la subjectivité, un critique implacable de la
réification, du positivisme et du structuralisme.
Ses analyses esthétiques, qu’il s’agisse des commentaires sur les œuvres de
Beethoven ou de Schoenberg, de Rembrandt ou de Delacroix, de Picabia ou de
Xenakis, sont imprégnées du pathos d’une subjectivité rebelle,
insoumise, qui refuse le monde des conventions et la logique de la domination.
On comprend donc l’admiration qu’il vouait à Sartre, philosophe de
l’irréductibilité du sujet, pourfendeur des valeurs établies, penseur de
« l’incertitude, de l’angoisse, de la responsabilité ». Olivier
Revault d’Allonnes incarnait l’esprit de désobéissance, inspiré par l’exemple
d’un des maîtres de sa génération. Il n’a donc cessé de traquer les vérités
figées et les stéréotypes de pensée, cultivant partout ce qu’on pourrait appeler
une logique de la non-domination. J’avais évoqué cet aspect central de sa
pensée dans un article écrit pour son quatre-vingtième anniversaire, et dans
une lettre qu’il m’a adressée à cette occasion il a tenu à souligner combien il
était attaché à cette idée, en faisant état de la conviction profonde qui
l’animait :
« Dominer, dominus, le “seigneur”, il est incompréhensible et
surtout inacceptable qu’un être humain puisse “dominer” un autre être
humain ».
Adorno, par ses formules percutantes : « la totalité est la
non-vérité », Sartre, défenseur incorruptible d’une pensée de la liberté,
Marcuse, l’auteur de « Contre-révolution et révolte », Walter
Benjamin, interprète subtil de Baudelaire, figuraient parmi ses interlocuteurs
de choix. Il a mené durant toute son existence le combat pour une pensée émancipée,
démystificatrice, de gauche, non assujettie à la pression des appareils :
l’esprit libertaire traverse aussi bien son enseignement universitaire (son
séminaire d’esthétique à la Sorbonne a été pendant des décennies le lieu de
rencontre de ceux qui aimaient l’indépendance d’esprit et les courants
novateurs en art et philosophie), que son action publique et surtout ses écrits
esthétiques et philosophiques.
Si les rapports entre l’art et la société n’ont pas cessé de mobiliser la
réflexion de l’auteur de la thèse sur La Création artistique et le problème
de la liberté (publiée en 1973 chez Klincksieck, elle vient d’être rééditée
l’année dernière chez le même éditeur), il faut dire qu’il a été beaucoup plus
préoccupé d’éclairer la société par l’art qu’elle a pu générer qu’à chercher à
« expliquer » les œuvres par leur conditionnement socio-historique.
Pourfendeur inlassable du « sociologisme » et des interprétations
réductrices de l’art, Revault d’Allonnes se montrait fidèle avant tout à ce
qu’Adorno appelait « la loi de la forme » (das Formgesetz), à
la configuration esthétique singulière des œuvres. C’est dans leur mouvement
interne qu’il déchiffrait les réverbérations des constellations
socio-historiques, mais son souci primordial était de rendre justice à leur
singularité esthétique. La grande finesse de ses analyses, qu’il s’agisse de
révéler les significations cachées de La Fiancée juive de Rembrandt, le
bouleversement des structures musicales établies dans les derniers quatuors de
Beethoven, ou la profondeur de la Weltanschauung exprimée dans l’opéra Moise
et Aaron de Schoenberg, était due à cette capacité d’immersion dans
l’immanence des œuvres, et à épouser leur dialectique interne, en faisant
valoir partout ce que nous avons appelé la logique de la non domination.
La réflexion philosophique se nourrissait chez Revault d’Allonnes de ses
convictions politiques. S’il mettait dans sa ligne de mire la pétrification de
la dialectique, en dénonçant l’occultation de l’immanence de la négation, la
suppression artificielle de la négativité, la réconciliation forcée des
contradictions par l’institution d’une « rose positivité », c’est
parce qu’il y décelait les instruments idéologiques des bureaucrates et des
manipulateurs de consciences : la chaleur avec laquelle il a accueilli le
concept adornien de « dialectique négative » (nous pensons à son
texte « Adorno non Adorno », par u il y a plus de trente ans dans la Revue
d’esthétique), c’est parce qu’il répondait à son souhait de laisser les
contradictions s’épanouir et non de les étouffer, de chercher dans
l’« immanence de la négation » la clef de la dialectique, méthode de
pensée qui répondait à son non-conformisme structurel, à son esprit éminemment
critique et démystificateur.
Portrait de Hegel par Schlesinger (1831)
Jean-Paul Sartre
Theodor Ludwig Wiesengrund Adorno
Le chercheur qui va se pencher sur l’ensemble des écrits d’Olivier Revault
d’Allonnes ne va pas manquer de relever la cohérence remarquable de son œuvre,
le fil subtil qui unit sa réflexion sur la pensée biblique et sur le judaïsme,
la célébration de l’intériorité, de l’invention et du devenir, ainsi que la
critique du « monde administré », qui traverse ses écrits philosophiques
et esthétiques, et l’attachement à la « puissance du négatif » qui
inspire sa dialectique. L’éloge de la temporalité qui se concrétise dans
l’opposition entre « nomadisme » et « sédentarisation » –
idée directrice de son brillant essai intitulé Musiques, variation sur la
pensée juive (1979, réédité en 2006 chez Christian Bourgois) – revient
comme un leitmotiv dans tous ses écrits sur la musique.
On peut craindre que l’œuvre d’Olivier Revault d’Allonnes n’ait pas encore
reçu l’accueil réclamé par la richesse et l’originalité de ses aperçus. Les
connexions établies entre l’« éthique musicale » et l’« éthique
biblique », sa façon d’interpréter la musique (son art préféré) à tr avers
les concepts fondamentaux de sa pensée de la subjectivité (le rôle décisif du
temps, la vocation défétichisante du sujet, la nostalgie de l’utopie), le
caractère magistral de l’analyse consacrée à un opéra comme Moïse et Aaron
de Schoenberg, où il montre le caractère contestable de la formule d’Adorno –
« fragment sacral » –, en révélant la dimension purement humaine
du conflit et en éclairant ainsi d’une lumière inédite la structure esthétique
profonde de l’œuvre – on ne finira pas de faire valoir ses achèvements majeurs.
Un de ses derniers textes, intitulé « Qu’y a-t-il de social dans le
système tonal ? », où il prolonge les réflexions d’Adorno (cf. Europe,
n° 949, mai 2008, p. 217-225), est un condensé de ses vues audacieuses sur les
fondements socio-historiques de l’hégémonie du principe de tonalité et sur
l’arrière-plan socio-historique de sa crise. On y retrouve les thèmes favoris
de sa réflexion esthétique : la vocation critique et subversive de l’art,
la liaison intime qui le relie à l’utopie d’un monde où le « gouvernement
des hommes » va être remplacée par l’« administration des
choses ».
Au moment de faire les adieux à Olivier, on ne cesse de penser à sa
personnalité chaleureuse, douée d’un inaltérable sens de l’amitié, à sa grande
générosité (je suis parmi ceux qui ont bénéficié de son appui décisif dans des
moments particulièrement difficiles), à son intelligence continuellement en
éveil et surtout à son intérêt sans faille pour tout ce que l’art en affinant
notre sensibilité et notre perception du monde peut apporter aux pauvres
humains que nous sommes.
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