Philippe
Corcuff, sociologue anarchiste
Publié le 12 Décembre 2015
Le sociologue Philippe Corcuff entend dépoussiérer la
pensée libertaire. Sa réflexion se rapproche pourtant de l'anarchisme
traditionnel.
La pensée libertaire semble s’enfermer dans le
ronronnement de la routine militante. C’est surtout l’impuissance qui caractérise le mouvement anarchiste dans ce début de XXIe siècle, malgré les révoltes dans les pays arabes ou le mouvement Occupy qui incarnent de nouvelles formes de lutte. Philippe
Corcuff, sociologue et philosophe, propose des réflexions
originales. Cet intellectuel médiatique se distingue par un parcours singulier,
à rebours de la vague réactionnaire de notre époque. Il commence à militer au Parti socialiste avant de s’orienter vers la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Il
milite aujourd’hui à la Fédération anarchiste (FA). Il insiste sur l’importance
de l’émancipation contre les dominations pour favoriser une autonomie
individuelle et collective.
Philippe Corcuff entend congédier les vieux modèles
des avant-gardes éclairées qui prétendent guider les masses. Au contraire, il
faut « fabriquer une politique émancipatrice avec les opprimés à
partir de leur vie quotidienne, et non pas par en haut et à leur place en
répétant des mots d’ordre généraux descendus des milieux dirigeants ou des
penseurs supposés omniscients », souligne Philippe Corcuff. Mais
l’universitaire continue d’insister sur le rôle des intellectuels, même dans
une position plus modeste et secondaire. Il continue de penser la politique à
partir des outils confinés dans les amphithéâtres.
Philippe Corcuff entend dépoussiérer la vieille
tradition anarchiste dans laquelle il s’inscrit. Il rejette à juste titre la
rigidité du "marxisme libertaire" et l’anarcho-communisme dogmatique qui impose une «
discipline » individuelle et collective. En revanche, il renoue avec la pensée
de Proudhon et de l’anarchisme individualiste. Il ne s’inscrit pas dans le
courant du communisme libertaire qui propose une rupture avec l’ordre existant
à travers une généralisation des luttes sociales. Mais Philippe Corcuff
s’attache davantage à penser une alternative ici et maintenant.
Impasses
politiques
Philippe Corcuff revient sur son parcours militant et sur les limites de ses divers engagements politiques. Il a participé à
des organisations attachées à la conquête du pouvoir d’Etat. Pourtant, aucune
réforme ne semble possible à partir des institutions. Même lorsque des marges
de manœuvre existent, les politiciens ne peuvent que rester enfermés dans des «
contraintes mentalement intériorisées et institutionnellement routinisées
», observe le sociologue. Une véritable logique bureaucratique empêche toute possibilité de réforme.
La Ligue communiste révolutionnaire entend relier
théorie et pratique, notamment à travers la figure de Daniel Bensaïd. Mais ce groupuscule marxiste-léniniste estime que le Parti demeure
supérieur aux mouvements sociaux. Le NPA accentue cette dérive électoraliste et
autoritaire. Philippe Corcuff décide alors d’adhérer à la Fédération
anarchiste. Ce groupuscule se situe à distance des logiques institutionnelles
de pouvoir. Il semble attaché à l’auto-émancipation des opprimés. Il refuse le
règne du collectivisme au détriment de l’individu.
Philippe Corcuff propose une critique du capitalisme
productiviste. André Gorz articule marxisme critique et écologie politique. Il
estime que la logique marchande s’oppose à la justice sociale mais aussi à la
qualité existentielle de la vie des individus et à la préservation des univers
naturels. Une contradiction capital / nature s’accentue.
Mais Philippe Corcuff pointe également les limites du
courant de la décroissance et sa vision négative de la nature humaine. Pour
Karl Marx, une société émancipatrice doit libérer les désirs humains créateurs
de leurs entraves, comme la marchandisation et la spécialisation du travail. Au
contraire, les décroissants veulent davantage encadrer les désirs humains pour
leur imposer davantage de limites et de contraintes. La frugalité, l’ascèse,
l’enracinement local demeurent des valeurs réactionnaires qui fondent la
décroissance. Vincent Cheynet, patron du journal La Décroissance, ou le
philosophe Jean-Claude Michéa, développent par exemple une nostalgie pour la famille patriarcale
traditionnelle.
Philippe Corcuff s’appuie sur la réflexion néo-zapatiste, incarnée notamment par l’universitaire altermondialiste John Holloway. Il critique la stratégie traditionnelle de la conquête du pouvoir et de
la politique à travers l’Etat. Il observe également une logique de parti et une
institutionnalisation des luttes sociales. Il insiste au contraire sur les
brèches contre le capital qui existent dans certaines expériences du quotidien.
Mais John Holloway refuse de s’appuyer sur une mémoire critique des luttes
sociales. Il s’inscrit dans une logique du présent et de l’immédiat, de l’ici
et maintenant.
Philippe Corcuff évoque les cultures populaires pour renouveler la critique sociale. Le polar américain
révèle le poids des contraintes sociales sur l’individu, comme chez David
Goodis. Le racisme s’imbrique également dans les rapports de classe chez James
Lee Burke.
La chanson et le hip hop peuvent
évoquer les fragilités de l’existence. Casey parle de son vécu de jeune noire
qui grandit dans un quartier populaire. Elle critique le racisme mais aussi les
normes de genre et le contrôle social qui existent aussi chez les opprimés.
L’émancipation individuelle et la créativité peuvent permettre de s’échapper de
l’étouffoir des contraintes sociales. Keny Arkana associe émancipation
individuelle et collective.
Individualisme libertaire
Philippe Corcuff propose une lecture originale et
stimulante des textes de Karl Marx. Le traducteur Maximilien Rubel souligne la dimension libertaire de Marx. Mais il veut en
faire un théoricien anarchiste, et occulte certaines tendances autoritaires
présentes dans ses écrits. Daniel Guérin propose une synthèse entre anarchisme et marxisme. Mais il
se contente d’associer deux blocs pour construire artificiellement une nouvelle
idéologie. Surtout, sa démarche ne permet pas de jeter un regard critique sur
le marxisme comme sur l’anarchisme. Philippe Corcuff critique également les
militants des deux courants qui préfèrent cultiver un entre soi pour préserver
une identité et un folklore plutôt que d’agir concrètement sur le réel.
Michel Henry permet de
découvrir la sensualité individuelle chez Marx. Dans ses écrits de jeunesse, le
philosophe attaque la logique marchande qui colonise tous les aspects de la
vie. « Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir,
goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes
de son individualité », sont laminés par le capitalisme selon Marx.
L’aliénation marchande ne permet plus aux individus d’exprimer leur créativité.
Marx attaque également le « communisme vulgaire » qui ne propose que
nivellement et uniformisation au détriment de l’expression des singularités
individuelles. Cette approche par la sensualité individuelle influence le romantisme
révolutionnaire.
Karl Marx critique le morcellement de l’activité humaine avec un individu,
spécialisé, étriqué et marchandisé. Les pratiques artistiques et la
créativité doivent permettre l’épanouissement individuel et sensuel. Des
activités ludiques et populaires permettent de rendre la vie passionnante.
Philippe Corcuff invite à revaloriser la place de l’individu. Les
organisations du mouvement social insistent sur une logique
collectiviste au détriment l’épanouissement individuel. Même les communistes libertaires plateformistes dénoncent
« l’individualisme irresponsable » pour défendre la « responsabilité collective
». La discipline du groupe doit alors s’imposer aux individus.
Le capitalisme peut expliquer le développement de l’individualisme avec
l’atomisation de la société. Mais les luttes sociales ont également permis de
politiser l’intime et le personnel. Les luttes des homosexuels, des femmes, les mouvements de libération
sexuelle ont permis d’attaquer la famille patriarcale pour permettre
davantage d’épanouissement individuel.
Il devient possible de s’appuyer sur l’individualisme contemporain pour
dessiner des pistes émancipatrices. L’expression des individualités rentre en
contradiction avec la logique marchande. La réalisation de soi semble valorisée
par le capitalisme. Mais les désirs individuels se heurtent souvent aux impératifs
de la rentabilité et du profit. Les frustrations peuvent alimenter la révolte.
Anarchisme universitaire
Philippe Corcuff apparaît comme l’un des intellectuels de gauche les moins consternants.
Ses critiques adressées aux différents courants politiques se révèlent souvent
pertinentes. Son ironie sur l’entre soi militant vise juste. Son attachement à
l’expérimentation et à une démarche pragmatiste permet de sortir des certitudes
idéologiques et des vieux schémas politiques. Son individualisme libertaire
offre également des pistes de réflexion stimulantes. La trajectoire militante
du sociologue inspire également la sympathie. Son évolution vers l’anarchisme
résulte d’une longue évolution intellectuelle sincère et courageuse. En
revanche, il semble également important de pointer les limites d’une démarche
intellectuelle et politique.
Philippe Corcuff prétend se sortir de la posture de l’avant-garde
intellectuelle qui éclaire les masses. Mais ses écrits souffrent de la
pesanteur d’une posture universitaire surplombante. Ses textes sont
relativement clairs, mais des concepts pédants et jargonneux fleurissent
souvent. Surtout, l’universitaire ne perçoit pas les effets autoritaires du
langage académique. La référence constante à des auteurs pour évoquer des idées
assez banales permet de légitimer l’argumentation en se parant de l’autorité
intellectuelle d’un philosophe.
Les sciences sociales peuvent alimenter la réflexion critique et ne doivent
pas être rejetées totalement. Mais le savoir universitaire ne doit pas devenir
l’unique ressource de la pensée critique. Il existe également des réflexions
dans les luttes sociales, au plus près des enjeux politiques concrets. Ce sont
les mouvements de lutte qui doivent alimenter la théorie et non la théorie qui
doit orienter les luttes. Le bavardage foucaldien et autres concepts fumeux
venus des campus américains ne permettent pas de penser les enjeux de lutte
mais servent uniquement à des intellectuels pour conforter leur petit pouvoir
dans les milieux militants.
Ensuite, les réflexions de Philippe Corcuff révèlent également quelques
limites politiques. Le sociologue dénonce la domination mais se méfie de la
critique de l’aliénation. Cette expression permet pourtant de montrer que les
individus se trouvent dépossédés du contrôle de leur vie. Certes, l’École de Francfort peut
considérer l’aliénation comme immuable à des masses asservies. Mais le marxisme critique ou les situationnistes estiment que les
prolétaires peuvent sortir de l’aliénation à travers les luttes sociales.
Philippe Corcuff dénonce surtout une notion trop totalisante. Sur ce point,
il ne fait que relayer le crétinisme postmoderne. La pensée critique,
sous l’influence de l’Université, devient morcelée et spécialisée. Les
intellectuels se focalisent sur des oppressions spécifiques qui se regroupent
ensuite de manière artificielle derrière le concept fumeux d’intersectionnalité. En revanche, les
critiques globales de la société marchande et bureaucratique sont accusées
d’invisibiliser telle ou telle oppression spécifique. Philippe Corcuff valorise
ainsi les micro-résistances et les alternatives en acte plutôt qu’une
perspective de rupture révolutionnaire.
Alternatives et réformisme
Philippe Corcuff se réfère de manière fidèle à Proudhon, le théoricien des
mutuelles et des coopératives comme moyen de changement social. Dans ce sens,
son adhésion à la Fédération anarchiste semble logique. Ce
groupuscule refuse le clivage entre réforme et révolution. Dans un texte sur
les convergences concrètes
avec les anarchistes, les positions avancées ont séduit Philippe Corcuff. Selon les
anarchistes, le changement ne vient pas uniquement des luttes sociales, de leur
généralisation, de leurs coordinations, de leurs nouvelles formes
d’organisation. Non, le changement doit venir des Amap, des Sel, des Scop, des potagers et autres
boutiques autogérées. Ces alternatives doivent se propager pour,
progressivement, accoucher d’une société anarchiste.
Ces expériences concrètes sont sans doute sympathiques, mais sont
rapidement récupérées et institutionnalisées. L’économie sociale et solidaire
montre que ces alternatives sont devenues un secteur florissant de l’économie
capitaliste. Surtout, les entreprises autogérées relèvent au mieux de la
débrouille. Les problèmes de précarité, de logement, de conditions de travail
et de vie ne peuvent pas se résoudre uniquement avec des paniers bios.
En revanche, Philippe Corcuff ne semble pas beaucoup
s’intéresser aux luttes sociales. Son pragmatisme semble surtout philosophique
et conceptuel. Pourtant, les luttes sociales sont aussi des espaces
d’expérimentation et de créativité. Dans un contexte de bouillonnement
contestataire, le clivage entre réformistes et révolutionnaires prend tout son
sens. Les révolutionnaires ne sont pas des illuminés qui refusent de bénéficier
d’une augmentation de salaire à l’issue d’une grève pour pouvoir préserver leur
pureté idéologique. En revanche, les révolutionnaires dénoncent les impasses
bureaucratiques avec les tentatives d’encadrer les luttes et de les restreindre
dans le cadre de négociations inoffensives.
Les révolutionnaires ne doivent pas non plus imposer
un projet de société élaboré par des petits groupes intellectuels. En revanche,
il semble important d’épouser la dynamique et la créativité des luttes sociales
qui peuvent esquisser une perspective de rupture avec le capitalisme. Dans
cette démarche, l’expérimentation devient alors centrale pour inventer de
nouvelles possibilités d’existence.
Source : Philippe Corcuff, Enjeux
libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, Editions du Monde libertaire, 2015
Δεν υπάρχουν σχόλια:
Δημοσίευση σχολίου
ΚΑΛΗΣΠΕΡΑ ΣΑΣ ΓΙΑ ΣΧΟΛΙΑ, ΑΡΘΡΑ, ΠΑΡΑΤΗΡΗΣΕΙΣ ΚΑΙ ΑΝΑΛΥΣΕΙΣ ΓΙΑ ΤΟ BLOG ΜΑΣ ΜΠΟΡΕΙΤΕ ΝΑ ΜΑΣ ΤΑ ΣΤΕΛΝΕΤΕ ΣΕ ΑΥΤΟ ΤΟ E-MAIL ΔΙΟΤΙ ΤΟ ΕΧΟΥΜΕ ΚΛΕΙΣΤΟ ΓΙΑ ΕΥΝΟΗΤΟΥΣ ΛΟΓΟΥΣ.
Hλεκτρονική διεύθυνση για σχόλια (e-mail) : fioravantes.vas@gmail.com
Σας ευχαριστούμε
Σημείωση: Μόνο ένα μέλος αυτού του ιστολογίου μπορεί να αναρτήσει σχόλιο.