Raoul
Vaneigem et les situationnistes
Publié le 23 Février 2015
Raoul Vaneigem
propose un témoignage vivant sur le mouvement situationniste, son influence et
son déclin.
Parmi les sources et origines
du mouvement
situationniste, le témoignage de Raoul
Vaneigem demeure singulier. Dans un livre d’entretien avec Gérard
Berréby, intitulé Rien
n’est fini, tout commence, il revient sur
son parcours politique original. Le témoignage de cette personnalité singulière
permet de ne pas réduire l’Internationale situationniste à une banale pièce de
musée.
Le livre s’ouvre sur
l’évocation du mouvement de grève
de 1961 en Belgique. « Si les
grèves n’étaient en rien assimilables à un évènement de l’envergure de
Spartakus, l’ombre des insurrections planaient », observe Raoul
Vaneigem. Même si l’ampleur n’est pas la même que celle des conseils ouvriers
dans l’Allemagne des années 1920, des comités de grève s’organisent en marge
des syndicats pour radicaliser le mouvement. Un climat de révolte sociale
s'installe.
La trajectoire singulière de Raoul Vaneigem
Raoul Vaneigem grandit en
Belgique, dans la région de Lessines, en Belgique. Dans cette terre ouvrière,
la lutte de classe semble particulièrement combative et se confond
avec la vie quotidienne à travers les bistrots et les fêtes. Des espaces de
discussions et de formation politique animent les bistrots. Fils de cheminot,
Raoul Vaneigem grandit biberonné par une culture ouvrière mais aussi dans la
haine de classe. Il désire abattre le patronat et l’exploitation. Il est bercé
par tout un imaginaire de révoltes ouvrières et de répressions par la
bourgeoisie.
Raoul Vaneigem devient
étudiant à l’Université de Bruxelles. Il se penche sur Benjamin Péret et les
surréalistes. Surtout, il consacre un
mémoire de licence au poète Lautréamont. Le
détournement et la littérature doivent
ouvrir des perspectives émancipatrices. Raoul Vaneigem tente d’ancrer la
révolution dans la poésie, mais surtout dans la vie quotidienne. Tous les
moments de l’existence doivent s’inscrire dans une démarche émancipatrice.
« Que ce soit parler de Marx ou faire l’amour, l’objectif d’amener à la
révolution par tous les moments de la vie était permanent ; jamais dans le
dessein d’épater quelqu’un ou de donner à voir mais simplement de vivre au
quotidien », témoigne Jean-Marie Hoppe.
Raoul Vaneigem prend contact
avec Henri
Lefebvre. Ce philosophe tente de relier son analyse du monde
avec l’existence quotidienne. En 1961, après le mouvement de grève, Raoul
Vaneigem entame une correspondance avec Guy
Debord. Le jeune belge découvre le mouvement situationniste
qui se développe pour « expérimenter la vie libre à travers la lutte
organisée contre le capitalisme ». Mais les situationnistes lui
semblent trop théoriciens. Leur revue s’apparente à un bulletin intérieur qui
ne propose pas vraiment de piste pour l’action révolutionnaire. « Les
seules forces vives dont nous puissions disposer, il faut les chercher dans la
révolte spontanée des groupes qui ressentent le plus odieusement l’aliénation :
les travailleurs et les intellectuels », suggère Raoul Vaneigem. Mais
il découvre une forte complicité politique avec les situationnistes, avec des
discussions intenses arrosées de vin.
Durant cette période, en 1961,
les grèves éclatent en Belgique, en dehors des syndicats et même contre leur
avis. Ce mouvement permet de redécouvrir le communisme de conseils. Les
situationnistes évoquent également le jeune Richard
Wagner, sur les barricades de Dresde avec Bakounine, pour
articuler radicalité artistique et politique.
Raoul Vaneigem décide alors de
participer activement à l’aventure situationniste. Il écrit ses Banalités
de base. Le livre d’entretien s’attache à décrire la dimension humaine de
ce mouvement révolutionnaire avec l’amitié, l’humour et les discussions
arrosées. L’Internationale situationniste (IS) se distingue fortement de tous
les groupuscules gauchistes qui se prennent pour des avant-gardes et dont
l’objectif demeure limité au développement de leur propre organisation. « L’aspect
poétique et humain de nos relations a sans doute constitué la base la plus
radicale de l’IS, celle qui, aujourd’hui encore, résiste à la conjuration de la
confusion et du chaos », souligne Raoul Vaneigem.
La réflexion des situationnistes
L’IS peut apparaître comme la
dernière avant-garde artistique du XXe siècle. Mais la critique de l’art
s’enrichit d’une critique de la politique pour permettre un dépassement de
l’art. Une radicalisation du mouvement débouche vers l’exclusion des artistes
qui tentent de faire une carrière professionnelle à travers une marchandisation
de leur art. Cette critique de l’idéologie et de la politique débouche vers une
remise en cause de la notion d’avant-garde, censée guider et encadrer les
masses. « De toute évidence nous ne voulions pas être une avant-garde -
des individus qui sèment la radicalité, oui ! mais sans jamais devenir "le
fer de lance du prolétariat", comme le rabâchaient les staliniens »,
précise Raoul Vaneigem.
La politisation du mouvement
permet surtout d’éviter une dérive artistique. « Pour nous, le
dépassement de l’art concernait la vie quotidienne elle-même. La vie devenait
une forme artistique, avec les dangers que cela supposait », analyse
Raoul Vaneigem. Mais la dimension sociale et politique, incarnée par le soutien
aux grèves sauvages comme en Belgique en 1961, permet d’éviter une dérive qui
réduit la critique de la vie quotidienne à la simple apologie d’un mode de vie
non-conformiste. Les grèves belges incarnent de nouvelles pratiques politiques.
Les situationnistes semblent
se rapprocher de Socialisme ou Barbarie, le groupe animé par Cornélius
Castoriadis. La valorisation des grèves
sauvages, des conseils ouvriers et la critique de la bureaucratisation
rapproche les deux groupes. Mais l’IS insiste également sur l’importance de la
poésie et de la créativité dans la perspective d’une critique radicale de la
vie quotidienne. L’IS s’appuie davantage sur les écrits du jeune Marx qui
propose une analyse critique de l’idéologie et de l’aliénation.
La conférence d’Anvers, en
1962, illustre une nouvelle conception de la lutte politique qui devient
associée au plaisir de la discussion plutôt qu’à l’austérité militante. « La
fête a toujours été importante pour l’IS parce que le caractère exubérant d’une
vie quotidienne échappant au boulot et à la réflexion austère était en somme
la base sur laquelle nous formions le projet de construire une existence
désaliénée », insiste Raoul Vaneigem. Ce moment joyeux peut
s’expliquer par son contexte. L’IS semble débarrassée des artistes
professionnels et de divers arrivistes et peut désormais s’adonner pleinement à
ses désirs révolutionnaires.
Malgré un faible nombre de
lecteurs, la revue situationniste exerce une relative influence. Des idées se
diffusent de manière spontanée. Le mouvement
de Mai 68 semble particulièrement nourrit des idées
et pratiques situationnistes. Dès 1966, Le
Figaro littéraire observe déjà une influence de la revue sur le
mouvement Provo en Hollande. Durant les années 1960, cette jeunesse rebelle
aspire à l’aventure et conteste l’ordre marchand à travers le plaisir et le
jeu.
Les situationnistes publient
également des livres en 1967. Dans La société du spectacle, Guy
Debord propose une analyse critique de la civilisation marchande. Dans Le
traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigem
valorise une dimension plus émotionnelle et subjective. Les propositions
politiques diffèrent mais peuvent se rejoindre et s’articuler. Guy Debord
insiste sur les conseils ouvriers tandis que Raoul Vaneigem s’appuie sur
l’émancipation individuelle à travers le plaisir et la créativité.
Le situationniste Mustapha
Khayati publie la brochure De
la misère en milieu étudiant en 1966. Il s’appuie sur son expérience vécue à l’Université de Strasbourg,
notamment au sein du syndicat de l’Unef. « Nous pouvons affirmer, sans
grand risque de nous tromper, que l’étudiant est en France, après le policier
et le prêtre, l’être le plus universellement méprisé », ouvre la
brochure. Cette critique du mode de vie étudiant et de la petite bourgeoisie
intellectuelle s’articule avec une analyse de l’aliénation dans la vie
quotidienne. Le texte se diffuse dans les universités, comme à Nanterre. Des personnalités comme Daniel
Guérin ou le dadaïste Raoul
Hausmann soulignent la pertinence de ce texte qui se diffuse à
l’échelle internationale. Cette brochure propose une critique radicale et
inspire les nombreux mouvements de contestation qui éclatent à travers le monde
en 1968.
L’influence des situationnistes
Les situationnistes
parviennent à se faire élire à la tête de l’Unef à Strasbourg. Ils dilapident
le budget du syndicat étudiant en inondant l’Université avec la brochure De
la misère. Ce scandale retentissant trouve un certain écho dans la presse.
Le journal d’extrême droite Minute évoque la critique contre « l’impuissante intelligentsia de
gauche (des Temps Modernes à L’Express) ». La
verve situationniste range sur le même plan intellectuel le philosophe Sartre
et le chanteur Antoine comme incarnations de la médiocrité des années 1960. Les
situationnistes proposent de « dissoudre la société présente pour
accéder au règne de la liberté » afin de « vivre sans temps
morts et jouir sans entraves ». C’est la perspective de libération
amoureuse et sexuelle qui choque le
plus le torchon d’extrême droite. « A en croire les mauvaises langues
ce dernier point au programme serait en cours de réalisation au siège de l’A.G.
où la sexualité de groupe s’épanouirait effectivement "sans
entraves" », déplore le journal Minute.
Le journal Le Monde énumère
les cibles des situationnistes. L’Église et la société bourgeoise,
l’Université, les professeurs, les étudiants, le léninisme et la révolution
chinoise sont moqués. Le journal cite le point de vue de Daniel Guérin au sujet
de la brochure. Le penseur communiste libertaire souligne « une
ouverture remarquable vers la constitution d’une société nouvelle désaliénée, à
une invitation positive et concrète faite à la jeunesse de se grouper autour de
la seule force désaliénante : le prolétariat, pratiquant l’autogestion dans le
cadre de ses conseils ouvriers ». Le journal évoque une révolution
ludique et festive comme programme des situationnistes. « Créer enfin
la situation de rendre impossible tout retour en arrière…, transformer le monde
et changer la vie…, faire de la révolution prolétarienne une fête »,
cite le journal. En revanche, Le Monde ne perçoit pas
l’influence de ce texte attribué à quelques agitateurs marginaux.
Raoul Vaneigem évoque
l’effervescence intellectuelle qui anime l’Internationale situationniste. Le refus
du travail demeure central. Le refus du sacrifice, du paraître,
du spectacle distingue les situationnistes de l’extrême gauche militante.
L’importance accordée à la femme débouche ensuite vers le féminisme. Ses
intuitions et pistes de lutte se diffusent progressivement. Les situationnistes
débattent librement et chacun livre ses réflexions en vrac, sans ligne
directrice. « Nous espérions que la phase de création se prolonge,
toujours un peu douloureuse, mais passionnante, avec des tâtonnements et des
erreurs », se souvient Raoul Vaneigem. La société des Trente
glorieuses révèle une aliénation dans la vie quotidienne. La
famille modèle avec sa télévision, son appartement, sa voiture et son bonheur
consommable ne permet aucun véritable épanouissement. La routine et la
monotonie dans tous les aspects de la vie caractérise la civilisation marchande
avec son petit bonheur conforme. « Nous ne voulons pas d’un monde où la
garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir
d’ennui », lancent les situationnistes. Cette critique radicale de la
vie quotidienne, totalement à contre-courant, trouve pourtant un écho dans la
jeunesse à travers le monde.
Le mouvement de Mai 68
La résonance des
situationnistes se traduit par leur intervention pratique dans la lutte des
classes. Ils participent au mouvement de Mai 68 et organisent l’occupation de
la Sorbonne. Les situationnistes refusent le simple spontanéisme et participent
activement au mouvement à travers le Comité pour le maintien des organisations
(CMDO) qui vise à coordonner les lieux de lutte et usines en grève. Mais le
militantisme et l’activisme demeurent rejetés.
Loin d’un esprit de sacrifice, des chansons inventées se diffusent, tout comme
des fausses lettres et des affiches. A la Sorbonne, les situationnistes se
heurtent à la fine fleur du gauchisme étudiant. Mais ils ne prennent que
rarement la parole dans les débats interminables et sans perspectives. Les maos
et les trotskystes maîtrisent mieux les ficelles politiciennes et semblent plus
à l’aise dans le bavardage d’amphithéâtre. « Le meilleur antidote au
militantisme, c’était le ludique », souligne Raoul Vaneigem.
Mais la joie de vivre et
l’espoir de changement s’effondrent brutalement. Une analyse subjective de Mai
68 est proposée dans le livre Enragés et situationnistes dans le
mouvement des occupations. Le Parti communiste et la CGT ont empêché la
révolte. Le syndicat de la CGT enferme les ouvriers dans les usines et les
préserve de toute influence extérieure. Ensuite, les accords de Grenelle signés
par les syndicats et le patronat mettent un terme au mouvement. Les leaders
gauchistes de Mai 68 ont utilisé la révolte pour servir leurs intérêts. Ils
occupent désormais des postes d’encadrement dans les médias, la publicité et la
politique.
Une critique de la vie
quotidienne est récupérée par le capitalisme. Le pouvoir hiérarchique est
remplacé par le
management qui impose au salarié d’être créatif et de prendre
des initiatives pour mieux le soumettre aux normes de compétitivité et de
performance. En revanche, il est plus difficile de suivre Gérard Berréby sur un
supposé effondrement des structures patriarcales comme la famille ou le couple.
Les contraintes sociales et le patriarcat perdurent et la supposée égalité
entre les hommes et les femmes apparaît comme un leurre. En revanche, la
critique du milieu pro-situ semble pertinente. Lorsque le mouvement devient à la
mode, de nombreux individus singent la posture situationniste pour jouer un
rôle et exercer un petit pouvoir.
Les situationnistes dégénèrent
après 1968. Les exclusions se multiplient. Auparavant, c’est l’exigence
théorique contre la confusion gauchiste, trotskiste et maoïste, qui justifie la
pertinence des exclusions. Ensuite, les querelles de personnes et la raideur
théorique débouchent vers des exclusions injustifiées. Surtout, la dimension
ludique et humoristique disparaît. Les situationnistes exercent une influence
considérable. Mais la radicalité et la totalité de leur pensée semblent souvent
tronquées. Par exemple Paul Virilio emprunte aux situationnistes sa théorie de
la vitesse. « Il est piquant de constater que des centaines de livres
se construisent sur un petit fragment de la pensée situationniste et la
développent en lui prêtant l’auréole d’une idée ou d’une thèse originale. Ce
n’est pas toujours sans intérêt, mais ce qui manque cruellement c’est la
perspective globale », souligne Raoul Vaneigem.
Les limites des situationnistes
Une dérive élitiste dans
l’Internationale situationniste s’observe, malgré une réflexion qui s’attaque à
toutes les formes d’avant-gardisme. « La critique féroce du pouvoir, du
patriarcat, des diverses formes d’autorité, ne nous a pas empêché de tomber
dans les travers que nous dénoncions. Entre le discours et le vécu, la
séparation était évidente », déplore Raoul Vaneigem. Le machisme
perdure. Gérard Berréby pointe les affiches España
en el corazón. Elles montrent des femmes
qui veulent que des mineurs asturiens les fassent jouir. Ces affiches attaquent
l’ordre moral qui règne sous l’Espagne franquiste et se solidarisent des luttes
sociales. Mais elles supposent que la jouissance des femmes dépend uniquement
des hommes. Pourtant, le plaisir des femmes dépend avant tout d’elles mêmes,
comme le souligne Gérard Berréby.
Raoul Vaneigem revient sur le
texte qu’il écrit sous le pseudonyme de Ratgeb. Cet écrit ce caractérise par un certain triomphalisme. Les exploités
refusent le travail et la révolution semble imminente. Surtout, cette brochure
appelle à la guérilla urbaine. Mais Raoul Vaneigem critique ensuite la
violence, notamment le terrorisme d’extrême gauche avec les Brigades rouges.
Dans de nombreux livres de l’ancien situationniste, les affirmations
péremptoires remplacent le doute et le questionnement.
Les analyses de Raoul Vaneigem
révèlent quelques limites. En dehors de son optimisme, il estime que la lutte
des classes a disparu. Il se contente alors de valoriser des expériences
autogestionnaires, comme le
néo-zapatiste, sans s’interroger sur leur
contenu politique. De même, le film Ne
vivions plus comme des esclaves s’inscrit dans cette même démarche qui consiste à s’enthousiasmer pour le
développement de petites entreprises
autogérées. Pourtant, ces expériences dépendent entièrement de
la logique marchande. Cette autogestion de la misère et de la pénurie semble
loin de l’utopie situationniste. Raoul Vaneigem semble valoriser une
multiplication des petites entreprises autogérées et isolées plutôt que la
lutte des classes avec la perspective d’une rupture révolutionnaire.
Ce livre d’entretien permet de
souligner le lien des situationnistes avec les luttes ouvrières. Ce ne sont pas
de simples artistes déconnectés du monde social qui se contentent d’une
apologie creuse de la créativité. Le témoignage vivant de Raoul Vaneigem
fourmille d’anecdotes et permet de sortir du situationnisme muséifié.
Mais l’évolution de l’ancien
situationniste semble d’autant plus regrettable. Son apologie de l’autogestion
explique cette évolution contestable. Les situationnistes se moquaient d’une
autogestion vide de contenu politique. Ils raillaient Henri Simon avec le
groupe Informations et correspondances ouvrières (ICO) qui revendique des
Conseils ouvriers dans les compagnies d’assurance. Dans une société communiste,
le secteur des assurances n’a plus aucune utilité, même autogéré. La forme
prime sur le contenu politique.
En revanche, les
situationnistes insistent sur la créativité et la critique de la vie
quotidienne. Ces mots d’ordre permettent de critiquer un communisme conçu comme
une simple autogestion de la grisaille marchande. Le projet situationniste
propose au contraire de rendre la vie passionnante.
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